Tu es née au siècle dernier, tu étais un joli bébé, en bonne santé, plein de vivacité, la sœur de tes frères, tout allait bien. Tu étais tant attendue: « Lorsque l’enfant paraît le cercle de famille applaudit à grands cris », ils t’ont fêtée et le prénom qu’ils t’ont choisie raconte cela.
Tu aimais l’école, les copines, les livres d’aventure, écrire à l’encre noire, le son de la clarinette, les framboises, l’odeur du cambouis, les œufs en meurette, marcher en bord de mer, le parfum à la violette, le vélo, la vie, ton père, ta mère, tes frères.
Et tu l’as rencontré à Carnac, ville de vos vacances familiales, il t’a subjuguée. Ton sourire plissait tes joues diaphanes, tes yeux pétillaient, ton cœur battait la chamade, tu trépignais, tu virevoltais. Tes jambes t’emmenaient où tu voulais, tu marchais, tu nageais, tu jouais au volet, tu smashais et tu te démarquais!
Tu as donné la vie à une jolie petite fille. Puis tu as successivement et impitoyablement mis au monde deux enfant mort-nés (on dit qu’au moment de l’accouchement tu étais secouée par des spasmes brutaux, tu étais prise de violentes convulsions intérieures, ton utérus se contractait et au moment du passage, ces contractures étranglaient tes bébés.) Aimais-tu tellement faire l’amour avec lui? Aimais-tu tellement être enceinte? Aimais-tu tellement le malheur pour risquer encore une fois…? Au terme de ta quatrième grossesse, tout s’est bien passé, tu as donné la vie à un joli petit garçon sain et sauf, c’était le 21 novembre 1947.
Tu as commencé à avoir des problèmes de locomotion. Tes jambes te faisaient mal, elles ne répondaient plus normalement, tu marchais avec l’aide d’une canne. Puis ça allait mieux, période d’accalmie, tu pouvais alors suivre ton homme, l’accompagner, derrière lui tu gambadais ! Mais le mal réapparaissait toujours plus puissant. Une sclérose en plaque fut diagnostiquée. Les périodes de remissions se sont faites de plus en plus courtes. Après la canne et le déambulateur, le fauteuil roulant. Tu ne marcheras plus. Et lui, il t’a fuie, il t’a délaissée, il t’a abandonnée, il s’est enfui avec une partie de ta fortune et une jeune employée de l’usine de ton père. Ce fut l’ultime malédiction.
Tu aimais les parfums Guerlain, ceux que ta marraine avait le plaisir de t’offrir: Chant d’arômes, Jicky, tu aimais rester sur les quais de gare avec ton cousin Bernard, à regarder passer les trains, tu aimais les calissons d’Aix, tu aimais les chaussures à talons, tu aimais le vin d’Alsace, tu aimais les chansons de Tino Rossi. Tu détestais la soupe de poisson, tu détestais porter des jupes, tu détestais la fatigue constante, tu détestais être infirme, tu détestais l’odeur de l’éther, tu détestais le mot «poussée(s)». Tu adorais ton mari.
Texte émouvant qui, par petites touches, dresse un portrait.
Même réflexion que l’autre commentaire sur le temps utilisé, je crois qu’on nous disait d’utiliser le présent, cela pourrait donner encore plus de force peut-être ou une autre façon de dire à ce portrait. Le deuxième paragraphe est particulièrement réussi avec tous ces détails délicats et précis, le paragraphe aussi sur l’accouchement. Je ne sais pas trop sur « Ce fut l’ultime malédiction », c’est un peu étrange à lire, peut-être le paragraphe qui précède se suffit-il déjà à lui-même, la chronologie est déjà bien indiquée, bien marquée dans tout le passage.