Tu es une photo. En noir et blanc, dans un cadre tout en noir, peut-être en cuir, posée sur la commode dans la chambre de ta mère. Tu dis avoir une trentaine d’années mais tu parais si vieux. Si on n’y voit que ta tête et le haut de ton buste, tu portes une jolie veste de costume à revers qu’on imagine grise et une cravate dotée de quelques rayures en travers. Ton regard porte sur le côté de l’objectif et bien plus loin. Pas un cheveu ne dépasse, ils sont courts, noirs et parfaitement coiffés. Ton visage ne transpire aucune émotion, ni sourire, ni méchanceté. Neutre.
Tu vis en Afrique, au Libéria. Cadre dans une entreprise française d’import-export en charge des finances. Un métier austère. On dit que tu n’es pas drôle mais qu’en savent-ils tous ces gens de qui tu es vraiment ? Il faut dire qu’en vérité, c’est ce que tu veux. Pas d’être sérieux, mais plutôt de faire croire que tu l’es. Tu as besoin que les autres aient une image comme cette photo en noir et blanc posée sur la commode de ta mère. Costume gris, cravate rayée, cheveux plaqués, grave. Tu as besoin que ta mère, que ta soeur, que toute la bourgeoisie de ta famille picarde, que tout ce monde sache que tu es quelqu’un de grave.
Tu es enfant, tu as six ans. On est en 1926 et tu ne comprends pas pourquoi ton père Marcel et ton grand-père Jules ne se parlent jamais. Qu’à chaque repas de famille, l’un des deux est toujours absent. Tu demandes à ta mère et elle te donne en retour de vagues explications comme quoi ce n’est pas vrai, que c’est des histoires de grandes personnes, que tu comprendras plus tard quand tu auras grandi. Plus tard, tu as grandi et tu as compris. Que tu avais une famille coupée en deux et qu’entre ces moitiés s’était érigée une barrière imperméable, infranchissable. Longtemps avant que tu naisses, à la bascule du nouveau siècle, l’affaire Dreyfus avait coupée ta famille en deux, comme tant d’autres.
Tu es un soupir. Pierre, c’est ton prénom. Tu es mort à 45 ans et ta mère ne s’en est jamais remise. Pendant une trentaine d’années, jusqu’à sa mort en 1993 à quelques jours de ses cent ans, elle n’a eu de cesse de ponctuer ses pensées de ton prénom. Des pensées devenues paroles avec l’âge. Pierre. Un P explosif, phonème bilabial et tranchant, suivi d’un son indéfini, confus, la mort d’un soupir, les ultimes râles d’un souffle en bout de course. P-ierre. Un P détonnant comme le choc de ta voiture contre la pile du pont et ce dernier souffle à la fois expiratoire et expiatoire qui étend la petite flamme de ta vie d’homme grave en costume à revers, cravate rayée, cheveux plaqués.
Tu l’as rencontré pendant la guerre mondiale, la seconde. Il était chauffeur d’un banquier fortuné et il t’a conduit avec son patron, d’une réunion à une autre. Vous vous êtes revus, vous vous êtes aimés. En cachette, bien évidemment, pas besoin d’expliquer ce que pouvait devenir ta vie si cet amour venait à être dévoilé. Et puis ta mère, tu l’aimes tellement. Tu ne survivrais pas à la perte de son amour, tu ne supporterais pas son regard critique, désapprobateur, accusateur. Alors vous êtes partis. Tu as profité de la vacance d’un poste au Libéria pour aller y vivre ton amour, en construisant une barrière imperméable, infranchissable entre l’homme grave au costume à revers, cravate rayée, cheveux plaqués et cet autre. Un homme amoureux.
j’aime beaucoup cette histoire de vie en cinq flash. En plus dans la période qui m’occupe en ce moment. Bravo.
Merci. Il est vrai qu’on écrit avec ce que l’on a en magasin, ce que l’on porte avec nous.
Beaucoup aimé l’amplitude que ça prend au fil des scènes, touchée énormément par l’avant-dernière, et la dernière révélatrice, pareille à un point d’orgue…
En outre, le thème de la « famille coupée en deux » me ramène vers une de mes dures réalités.
Amitié vers vous, JLuc
Nos réalités font l’encre dans laquelle on trempe notre plume (pas trouvé d’image pour les doigts qui pianotent le clavier d’ordinateur). Amitiés.
Le portrait (car c’est vraiment un portrait) se dessine peu à peu, chaque paragraphe ajoutant aux autres. Le thème de la coupure, de la séparation, est bien creusé. Merci Jean-Luc pour ce beau texte.
Merci, très touché.