Tu regardes les montagnes. Les gens de la plaine les tiennent à longueur de bras. Ils marchent sur terrain plat et ils travaillent la terre. Alors toi aussi tu es paysan. Mais tu regardes les montagnes. Tu es le fils aîné. Tu as deux sœurs puînées. Tu n’as pas de frère. Tu as une chatte qui dort avec toi sous l’édredon. L’hiver, quand tu te lèves le matin, les vitres sont givrées à l’intérieur. Il faut gratter la pellicule de glace qui les recouvre. Ta mère te met un bonnet et des moufles pour dormir. Plus grand tu aimes les chambres chauffées. Et tu gardes l’édredon rouge de Manufrance. Tu es curieux et tu aimes apprendre. Tu copies dans un cahier d’enfant des articles sur la géologie. L’écriture est mal assurée mais les traits sont droits. Tu n’aimes pas l’orthographe ni la grammaire. Tu écris pourtant dans ce cahier que tu as gardé. Le seul parce que tu avais honte des autres cahiers aux pages arrachées et tout barbouillés de rouge. Plus tard tu écris des lettres à ton amoureuse. Tu y relates les anecdotes du quotidien à la ferme. Tu t’appliques d’une petite écriture fine et penchée. Sur d’anciennes photographies tu portes la moustache. Et puis sur l’une tu ne portes plus la moustache. Tu t’émancipes. Tu n’écoutes plus ton père. Ton sourire est radieux. Tu arbores une grosse montre à ton poignet. Après tu ne portes plus non plus de montre. Tu te repères à des indices infimes qui rythment tes journées. Puis tu installes la radio sur les engins agricoles et dans l’atelier et tu écoutes les concerts jusque tard dans les nuits d’été au rythme des travaux dans les champs. Tu ne manques aucun direct tu ne rates aucun festival de musique ni aucune émission qui te plaît. Ta blouse est bleue. Tu sembles tout fluet debout au deuxième rang à droite pas loin du maître. Les autres enfants ont des cols de couleur sous leur blouse. Toi, tu regardes les montagnes au loin et tu dis y a de la névé sur la bouca quand il a neigé. Tu regardes les montagnes mais tu n’y vas pas. Tu fais les foins. Tu ramasses les patates. Tu moissonnes. Tu presses la paille. Tu n’arrêtes jamais. Tu suis la raie du labour et tu imagines qu’au bout tu seras arrivé. Et puis tu lui tournes le dos et tu recommences ainsi toute la journée. Les Alpes sont à ta gauche. Au levant. Tu vérifies toujours qu’elles sont bien là. Elles font partie de ton environnement. Tu les cherches quand tu pars de chez toi. Maï-nez maï-nez tu pleures et tu te plains. Tes parents ne comprennent pas. Tu as enfoncé un grain de maïs dans ton nez. Il faut t’emmener à l’hôpital pour l’extraire. Tu souffres aussi d’un phimosis. Il faut pratiquer une posthectomie . Tu cries mon zizi mon zizi et tu pleures. Avec ton nœud papillon tu es fier. Tu épouses la fille d’un colonel. A quoi tu penses quand tu l’apprends ? Tu ne savais rien d’elle. Juste son prénom qui chante à ton oreille. Et sa peau qui te fait battre le cœur. Tu es content de partir au service militaire. Ton père veut te faire exempter. Il se rapproche de ta tante pour lui demander d’écrire une lettre à l’administration. La tante écrit la lettre. Tu vas la voir incognito. La tante n’envoie pas la lettre. Elle dit au père qu’elle n’a pas reçu de réponse. Une autre tante t’abonne à une revue de minéralogie. Tu es leur neveu préféré. Les minéraux sont là-bas dans la montagne. Tu lis les revues et tu prends des notes. Tu fais des marques sur les pages. Un jour tu iras les chercher, ces minéraux. Tu râpes les carottes pour le bétail. Tu gardes une cicatrice au bout de ton doigt. Un morceau de chair est parti dans la râpe. Tu tiens avec précision un journal dans lequel tu notes tous les soirs les grands traits de ta journée. Et la tendance météorologique. Tu as toujours à t’occuper. Tu ne restes jamais sans rien faire. Peut-être pour oublier ta condition de petit paysan. Tout ce que tu sais tu l’as appris dans les livres ou à la télévision. Pas à l’école. Tu aimes bien M. … Tu détestes Mme … Tu te rappelles le premier poste de télévision en noir et blanc qui trônait dans la cuisine et la mire sur l’écran qu’il ne fallait pas manquer. Tu manges à heure fixe. Tu as une horloge dans l’estomac. Tu as toujours eu des chiens. Tu les emmènes promener dans les bois et tu ramasses des champignons. Tu connais les meilleurs coins qui restent secrets.
Tout simple. Phrases courtes dénudées. Étrange effet. Pas de psychologie. Une approche très distante. « Sans chichi ». Comme si finalement c’était le personnage décrit qui commandait le point de vue.
Merci Marion pour la lecture. Effectivement c’est le personnage qui m’a dicté/commandé la suite à venir
On dirait un homme ni heureux ni malheureux qui se contente du quotidien mais qui a ses secrets … la montagne, l’écriture. Un style épuré qui accroche davantage que des phrases trop descriptives ou explicatives. Merci Cécile.
Merci pour ce temps de lecture. Tant mieux si l’écriture sert une forme de déterminisme
ce Petit garçon qui grandit sous nos yeux sans tout à fait grandir. Formidable économie des phrases comme une succession de petits cailloux disposés au pied de la montagne. Et marcher encore avec lui…
petits cailloux Petit Poucet c’est bien l’idée merci Nathalie
Savoureux ce portrait, un vrai rythme qui emporte. J’apprends en vous lisant ! J’aime particulièrement la fin qui se resserre pour s’arrêter sur le mot « secrets ». merci
merci à vous Marie
Les phrases courtes vont particulièrement bien à ce personnage qui vit sa vie sans tout à fait en avoir conscience ! Un beau portrait, on s’y attache vite ^_^, merci !
merci !
Merci Cécile pour ce texte ! Je suis aussi très sensible aux phrases courtes qui rythment le texte et sculptent peu à peu le personnage par touches vives et obstinées. Et puis la sensation (et l’envie) que le texte se poursuive…
merci
Un procédé d’accumulation qui ne suffit pourtant pas à épuiser la richesse d’une vie, d’un personnage… comme si on oscillait entre le trop-plein et la sobritété…
merci