Bernardo Bellotto, ou Canaletto
né à Venise en 1720 (ou 1721, ou 1722)
mort à Varsovie en 1780
Varsovie, 1763. Tu ne peux pas savoir que dans deux cents ans, les murs qui portent aujourd’hui tes tableaux dans le château du roi Stanislas Auguste Poniatowski, auront été détruits par des explosifs d’une puissance difficile à imaginer. Or tes toiles auront survécu à ce qu’elles représentent. Ce n’est plus la réalité qui servira de modèle à l’image, mais l’image qui sera le point de départ d’une reconstruction de la réalité. C’est toi qui donnes à Varsovie une partie de sa forme future, la partie d’elle-même tournée vers le passé.
Varsovie, 1764. Toujours tu regardes le ciel. Les mois de neige passent. Tu laisses passer les ciels bas, les glissades sur les lacs gelés, les promenades en traîneau, les corbeaux. Tu guettes dans le blanc. Tu scrutes la couleur des gris. Tu les gardes pour toi. Pour les autres, ces princes qui veulent faire briller leurs châteaux, tu peints des ciels d’azur aux nuages dorés. Tu les ourles de rose. Ou de vert. Pour le reste, la perspective mathématique, les relevés de la chambre obscure, tu maîtrises.
Varsovie, 1765. Tu es fier : fier de ta main gantée de blanc, qui nous invite dans le tableau ; du petit chien qui nous fixe à distance et des deux hommes qui t’accompagnent en retrait, un peu courbés, un abbé et un civil pommadé, le front soucieux en veston bleu. Toi, tu portes l’habit rouge des représentants de Venise, la Sérénissime, et sur l’épaule une étole en brocart. Toi, tu portes perruque, front haut, regard direct.
Tu es fier : de ton embonpoint ; de tes habits de procurateur ; de ta réussite ; de ta main qui peint si bien que les rois, les tsars et les grands électeurs se disputent ton concours pour fixer l’exacte image de leurs résidences ; fier de la technique que tu as mise au point depuis ton apprentissage dans l’atelier de ton oncle, au campo San Lio ; de la brillance des couleurs dont tu enduis tes toiles.
Tu es fier : de la perspective à colonnades qui occupe les deux tiers du tableau, et même plus, tant elle va loin visuellement, tant elle donne envie d’y pénétrer pour goûter la promenade poméridienne au son des fontaines en cascade qui la scandent tout du long ; de la lumière que tu sais faire jaillir de la pierre ; des références classiques dont tu décores le portique, une frise dorique, un bas-relief en médaillon emprunté à Trajan ou à Hadrien. Fier surtout de ta liberté. Sur la colonne derrière toi, n’as-tu pas placardé un manifeste ? Un rectangle blanc qui n’attire pas plus le regard que les avis public qu’il recouvre, déjà déchiquetés par le passage des jours, n’ayant laissé pour trace qu’un lambeau de papier, une trace plus jaune, une agrafe. On y lit en latin, en lettres majuscules : « Les peintres, comme les poètes, ont toujours eu la liberté d’inventer. »
Tu es fier d’être parvenu dans la situation où tu te représentes. Mais tu n’es pas dupe. Tu n’es qu’un parvenu. Les gens de cour te tournent le dos. Seul un petit enfant du peuple, collé à une humble maman assise aux marches du palais, te désigne et te recommande à notre admiration.
Caprice architectural avec autoportrait en procurateur vénitien, 1765
Musée national de Varsovie
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et je t’aime beaucoup
merci Brigitte !!!
Merveilleux texte. Sous le double rapport de l’homme et du tableau. Circuler dans l’image. S’approcher d’un » visage «
Ton compliment me touche beaucoup, merci Nathalie.
Très belle idée que cette rencontre à distance dans le temps où le réel et sa représentation s’influencent mutuellement. Et tout cela par la force des mots et de l’observation.
Merci Benoit
Super idée de faire vivre le tableau en s’adressant à l’auteur du tableau. A mûrir pour un futur atelier d’écriture.
Tant mieux si cela vous donne des idées. Ce que j’ai trouvé intéressant c’est que le peintre se met lui-même en scène dans ce tableau.
C’est déjà dit, je redis c’est une belle idée que ce tableau devenu tellement vivant dans ton texte. Varsovie tellement proche. Canaletto ne sera plus inconnu. Merci
Merci Bernadette, et tant mieux si je t’ai fait découvrir ce peintre.