Tu occupes, dans le grand appartement (assez grand pour que le ménage de votre fils aîné le partage avec vous) qui fut votre dernier adresse – votre dernier achat, votre couronnement, bien plus haut que les abords du port –, la grande chambre, celle qui fait suite aux pièces de réception et s’ouvre sur le parc de Galland, et maintenant que peu à peu tu as laissé la direction à ta belle-fille aînée comme, dans ses dernières années, bien après avoir vendu son prospère commerce de faïences, ton mari avait glissé doucement, laissant place à son fils, hors de son rôle de pater familias, ne gardant de ses activités que son intérêt vigilant pour l’école de cadres de marine qu’il avait fondé, la présidence de la société nautique et de deux ou trois associations, mais depuis ton univers de meubles sombres et sculptés, de velours et de cuivre repoussé, qui sent un peu le renfermé, un peu le musc et la violette, tu règnes, discrète déesse tutélaire, petite créature frêle, au visage de pomme blette, dans tes robes de cotonnade molle violette, noire ou grise à petites fleurs blanches, ou de taffetas noir, avec tes rubans de cou brodés ou garnis de perles, tes manchettes et mouchoirs de dentelle, ton chignon qui ne conserve plus de sa gloire qu’une petite pelote blanche au sommet de cheveux qui ne bouffent plus guère et le fin duvet blanc qui entoure ta bouche et te fait ressembler à une gentille musaraigne, et ta bru te dirige avec respect, t’honore et fait à sa guise comme le veut votre accord tacite qui la rive, avec tendresse et mouvements d’humeur soigneusement bridés, à toi et à ton service jusqu’à devoir te tenir lieu d’infirmière pour les soins les plus intimes, seule tolérée par toi, jusqu’à ta mort un peu avant tes cent ans, à l’époque où ne te reste quasiment plus que cette exigence de ta fantaisie, celle qui te pousse à quatre-vingt-dix ans à exiger de porter des pyjamas à fleurs et à faire une fugue dans les rues d’Alger au moment de la liesse de l’indépendance, celle qui te fait décider que : non, lorsque auprès du cadavre de la troisième des six sœurs que vous étiez, l’une, ne sais laquelle, des suivantes, se tourne vers toi et avec la rude familiarité des tribus te signale que tu es la prochaine, et de fait tu t’obstine à vivre avec plus de persévérance que les plus jeunes de cette tribu de jeunes filles à marier, bien élevées dans un couvent de bonnes sœurs, photographiées autour de votre mère veuve de son ex charron devenu entrepreneur de mari, elle qui trône, un peu écrasée par vos jeunesses et vos robes, au centre de l’image, avec la dignité mais aussi la rudesse simple qui lui vient de son enfance difficile, de ses parents morts de fièvre à Mustapha, toutes filles qui font des mariages plus ou moins bourgeois, même si, dans ton cas, ce mariage vient tardivement puisque tu as trente ans lorsque tu rencontres les trente et un ans et la superbe moustache de ce marchand de porcelaine que tu accompagnes, un pas en arrière comme il se doit, mais bien présente – même si tu apparais rarement lors des petits reportages dans le principal journal d’Alger sur des réceptions d’amiraux ou notables de métropole ou de bals où tu dois pourtant être présente, mais n’es qu’englobée dans l’allusion finale aux dames élégantes, forcément élégantes, sauf une ou deux fois où on évoque ta robe blanche ou noire – dans son accession au rang de notable, assez installé pour présider l’association des commerçants, et pour avoir moyen et temps de se consacrer de plus en plus au monde de la voile et des armateurs, avec une passion qu’il transmettra à vos trois fils.
image © Dominique Célérier numérisation ancienne photo de famille
Super, Brigitte ! Se payer le luxe de faire les P8 et L8 en un seul texte, tout en disant qu’on va regarder d’en bas les autres monter au sommet ! Haha ! Magnifique 🙂
Grand. Superbe. Merci Brigitte Célérier de ces élégances.
merci à vous deux
tiens Isabelle c’est vrai n’y avais pas pensé !
superbe plongée dans l’univers de ce « tu »…j’adore…merci Brigitte
j’ai été prise dans la spirale de la phrase unique qui s’enroule et se déroule, liant les temps, les lieux, les gens, j’ai bien voyagé.
Cette gentille musaraigne méritait le tendre tutoiement qui se déploie sous la célérienne plume
un grand merci un peu éberlué à tous
le joli cadeau que me faites !
C’est de la magie, merci, la magicienne.
euh… malheureusement j’aimerais bien être sorcière mais pas douée pour
Lu d’une traite ce merveilleux portrait, tandis que je n’ai pas pris connaissance de #P8. Merci, Brigitte.
c’est comme entrer dans l’album et les photos ouvrent des portes, chaque porte écoute des voix, chaque voix raconte, alors c’est marcher dans l’album photo.
Quelle prouesse de portrait!!
admirative, toujours
« mais depuis ton univers de meubles sombres et sculptés, de velours et de cuivre repoussé, qui sent un peu le renfermé, un peu le musc et la violette, tu règnes, discrète déesse tutélaire, petite créature frêle, au visage de pomme blette, dans tes robes de cotonnade molle violette, noire ou grise à petites fleurs blanches, ou de taffetas noir, avec tes rubans de cou brodés ou garnis de perles, tes manchettes et mouchoirs de dentelle, ton chignon qui ne conserve plus de sa gloire qu’une petite pelote blanche au sommet de cheveux qui ne bouffent plus guère et le fin duvet blanc qui entoure ta bouche et te fait ressembler à une gentille musaraigne, » Que c’est fort! Merci
elle était presque éternellement faible (et forte sur son entourage)