Un portrait en noir et blanc. Tu es allé chez le photographe ce jour-là. Tu es très élégant. Vrai, on dirait un acteur de cinéma. Veste, chemise blanche, cravate. Front haut et dégagé. Tu as soigneusement peigné, lissé tes cheveux vers l’arrière. Mais ce qui frappe à bien te regarder, c’est l’ombre. Tu ne poses pas tout à fait de face. L’ombre te mange la partie gauche du visage. Seul un triangle de lumière sur ta pommette saillante en réchappe. En voie de disparition déjà. On voit à peine tes yeux. On les devine marron dans le creux des orbites sous les sourcils bruns légèrement froncés. Ton nez trace une frontière fine et régulière entre l’ombre et la lumière. Tes lèvres esquissent un doux sourire. Un sourire qui donne envie de te connaitre. Elle ne te mérite pas. Ce portrait, elle le posera parmi le bric-à-brac sur la commode. Et te voilà perdu, là encore, au milieu d’un tas d’objets, entre bonbonnière et sainte-Vierge bénie à Lourdes.
Tu aimes l’odeur de pluie et de soleil sur la route chauffée à blanc après l’orage. Tu aimes les odeurs de terre les jours de labour. Tu aimes disparaitre dans la fraicheur des chemins creux les après-midis brûlants d’été. Tu aimes caresser le flanc des vaches, vie chaude et puissante à fleur de main.
On sait si peu de chose de toi. Une figure absente dont on se souvient peu. Un fantôme. Une existence somme toute filiale. Un fils, un frère, un demi-frère, un père, et puis post-mortem un grand-père, un arrière-grand-père…Mais pour le reste, un homme de silences et de mémoires trouées. Tu as pourtant vécu ta vie d’enfant et d’adolescent, puis ta vie d’homme. Sans toi nous ne serions pas.
Tu fais des ricochets sur l’eau verte et tremblante de la mare aux Fées. Ce jour-là ta pierre fait trois bonds sur l’eau avant de se poser sur un nénuphar. Tu souris. Tu y vois un présage de bonheur.
Tu es né en 1915. Tu portes le prénom de ton père, tradition que tu te refuseras de perpétuer pour tes propres fils. Un père, c’est déjà lourd à porter, quand on tente d’exister.
C’est ta mère qui t’initie aux merveilles du jardin. Avec elle tu apprends à préparer la terre, à faire les semis, à planter, arroser. Parfois quand le travail de la ferme le permet, vous vous asseyez sur le petit banc de pierre sous le cerisier, tu poses ta main sur son genou, et vous regardez les plantes pousser. Enfant, tu adores retourner la terre pour y dénicher les pommes de terre. Tu as l’impression de déterrer des trésors. Tu te surprends à parler aux plantes, à les encourager. Avec ta mère, tu guettes les pluies d’été, redoutes la grêle des giboulées de mars. C’est le jardin qui vous nourrit. Et l’idée de manger ton jardin t’enchante.
Ta femme tient à rester auprès de sa mère. Tu quittes donc ton village, la ferme familiale et tu t’installes dans un cœur de bourg, rue de l’Eglise. Ta femme est blanchisseuse. Ici, tu es paysan sans terre, alors tu trouves à t’employer dans une ferme des environs. Tu sais faire. Ton père est cultivateur. Le couple qui t’emploie t’aime bien.
Tu lèves la tête, soulèves légèrement ton béret, humes l’air. Il va pleuvoir ce soir. Tu souris. Pas besoin d’arroser le jardin.
A quarante ans passés, tu trouves de l’embauche dans la ville voisine. Une usine de construction de bateaux cherche de la main d’œuvre. On y fabrique des bateaux à moteur et bientôt des voiliers. Tu y seras ouvrier peintre.
Tu n’aimes pas quand les enfants partent en colonies de vacances ou chez les tantes de Nantes. Ils te manquent. Tu aimes qu’ils te racontent la mer et la ville à leur retour. En leur absence, tu passes un peu plus de temps dans le jardin avec grand-mère. Et avec les copains dans la fraicheur de la cave.
On dit de toi que tu étais un homme bon, que tu parlais peu. Faut dire aussi que l’on parlait peu à l’époque. On taisait volontiers. Homme taiseux dans une époque taiseuse. Pas le temps ni la place pour les épanchements.
Enfermé dans l’usine sous les cales des bateaux de plaisance, la terre te manque. Tu as faim de vent, de soleil, de pluie, et de grand air. Tu as hâte de reprendre le car et de retrouver ton petit jardin, dont s’occupe grand-mère en ton absence. Ces trajets en car, tout nouveaux pour toi, tu les affectionnes tout particulièrement. A l’aller, tu somnoles un peu dans le ronronnement du moteur, croises les bras, poses ta tête sur la fraicheur de la vitre et laisses les paysages t’absorber : tu fais le plein avant les cales des bateaux. Tu aimes le paysage que recompose ton œil happé par la vitesse, surtout quand la pluie strie les vitres horizontalement, brouillant les repères et te projetant dans une campagne engloutie.
Un jour, la tête te tourne. La peinture, les vernis, tu fais un malaise. Et tu t’effondres. Tu meurs, asphyxié. Tu as 49 ans. L’usine écrira une autre version, celle de la crise cardiaque. La famille ne saura jamais vraiment. L’usine confie une somme d’argent à la cure, de quoi nourrir les trois enfants pendant un an après ta mort. Piètre compensation. Le pécule est versé chaque mois à ta femme par le curé.
Tu es enterré un 5 mars. Ce jour-là, ton dernier fils a 6 ans.
J’aime beaucoup l’alternance des deux types de récit : l’un chronique, l’autre instantanés sensibles. Belle approche du personnage qui le rend très attachant. Merci Emilie. Ca me donne idée pour un atelier.
Merci merci Martine ! Cette alternance m’a permis de résoudre le conflit d’écriture que j’ai eu beaucoup de mal à surmonter (impression de trahison) entre données autobiographiques à ma disposition d’un côté et échappées du « tu » dans les brèches des lacunes, de la fiction donc, de l’autre. Cette double voix m’a permis d’être juste avec mon personnage. J’aime bien la façon dont tu désignes ces deux approches : « chronique » / « instantanés sensibles ». Et ça me touche de t’inspirer une proposition d’atelier !!!
ce qui se dit et ce qui s’éprouve, un émouvant portrait
merci
Touchée à mon tour par ton retour Cécile ! Oui, les deux fils que j’ai voulu tisser pour ressusciter mon fantôme…
C’est un récit très touchant, qui donne par petites touches de la vie à cet absent. La forme en alternance donne des respirations; les deux dernières phrases, brèves, sont implacables.
Merci Elise de ta lecture pour ce texte qui me tient à coeur !
« Tes lèvres esquissent un doux sourire. Un sourire qui donne envie de te connaitre. Elle ne te mérite pas. Ce portrait, elle le posera parmi le bric-à-brac sur la commode. Et te voilà perdu, là encore, au milieu d’un tas d’objets, entre bonbonnière et sainte-Vierge bénie à Lourdes. »
Une belle manière de dire le décalage entre les deux personnages. Un beau personnage, à la fois présent et absent. Belle émotion, merci ^_^.
Et encore…j’avais dans une 1ère version accusé encore plus ce décalage mais donnais trop de poids à « elle » aux dépens de Louis… Or c’est bien à cet absent que je voulais redonner une présence par l’écriture. Merci merci pour ta lecture Stef_Encre !!!!