Tu est assis là, dans cet abri bus, le visage à l’ombre de ta capuche, les deux bras croisés, le buste penché en avant, totalement sourd à tout ce qui t’entoure, au soleil qui brûle l’asphalte, au tram qui passe devant toi, vitesse réduite, s’arrête, s’ouvre au voyageurs puis s’en va. Tu reste là. Tu ne cesses de réfléchir à ce qui c’est passé hier soir et à ces derniers mois où tu n’as cessé de croire que les choses pourraient s’arranger, se transformer pour enfin donner de bonnes nouvelles à la mère, là-bas au pays.
La porte a claqué brutalement derrière toi. Tu es sur le palier, désemparé, ne sachant vraiment où aller après cette altercation avec Maud et Denis qui t’hébergent depuis un an. Tu es arrivé chez eux grâce à un réseau de solidarité qui offre aux personnes comme toi, un toit à partager, un foyer où vivre, en attendant que ta situation s’améliore. Ils ne font pas qu’attendre, ils sont actifs et te soutiennent semaines après semaines. Ils connaissent les labyrinthes des procédures et sont attentifs à tes tempêtes intérieures, au désespoir qui dévore, aux espoirs qui s’écroulent.
Après quelques semaines dans leur nid douillet, alors que tu ne sais mettre les mots sur ce que tu vis et traverse, Denis a pris sa guitare et fredonné une chanson qui réveille en toi, un mouvement irrépressible, celui de tes mains jouant du tambour. Chez toi, tu étais le joueur reconnu de dununs, ces trois tambours que tout percussionniste africain apprend à jouer avant d’être initié au djembé. C’est ton grand oncle, celui qui vit dans le village, au Nord qui t’a initié.
Au retour de l’école, il t’attend. Lui, il sait écrire et lire le français. Il est réputé dans toute la contrée pour son érudition et sa sagesse. Les deux premières semaines, il t’accompagne à l’école. Entre tambours et exercice d’écriture, il sème en toi, ce désir obscur de partir un jour à la découverte de ce monde que tu imagines tellement plus facile et excitant que ton village, sa poussière rouge, son eau trop rare qui appelle les corvées, sa terre aride où seuls, manioc et ignames abondent.
Quand tu rentres chez toi, tu ranges avec précautions ton cahier et les livres que tu as enveloppé dans un pagne pour qu’ils ne moisissent pas et ne prennent pas la poussière. Le plus souvent, tu te tais comme si, apprenant une nouvelle langue, tu perdais la facilité avec laquelle tu communiquais précédemment. Ta mère semble impressionnée et ne pose aucune question. Ton père n’est pas souvent là. Il part de longues semaines à la ville pour gagner un peu d’argent. Quand il revient, on fait la fête. Parfois, on tue un mouton ou on déguste du poisson fumé accompagné de sauce gluante, cette sauce béninoise qui mélange combos et crincrin. Ces parfums, c’est ton enfance.
Tu es le dernier né. Tu as six frères et soeurs. John est celui qui t’es le plus proche. Ensemble vous partez loin du village dès que cela est possible. Tu adore aller te baigner à la rivière. Parfois, tu reviens avec une plaie au pied. C’est des tessons de verre ou des roches coupantes qui mettent fin aux inlassables plongées que tu t’accordes. Tu te fait disputer quand tu arrives chez toi mais ta grande soeur Pauline est toujours là pour te soigner.
Sur ce banc, ils te manquent, tous, désespérément, cruellement. Quand reviendront les chants de ton enfance?
La douleur de l’exil tout en musique, odeurs et émotions. Et toujours le manque de mots…