Tu te refugies souvent sur la terrasse. La vue de Tunis à tes pieds apaise tes chagrins. A l’écart des chamailleries tu peux te livrer tout entière à la mélancolie. Quelque chose attire ton regard tout d’un coup, une petite boule grise remue dans l’ombre que fait le garde-corps. Une souris ? Ou simplement un amas végétal qu’anime un courant d’air ? Un peu craintive tu t’approches pour observer la chose avec plus d’attention. Un léger chuintement qui ressemble à une plainte : la chose est bien vivante. La petite boule de duvet se révèle être un oiselet, sans doute tombé du nid. Poussée par la curiosité tu t’accroupis, hésites à le saisir, d’un doigt tu le caresses. Il tremble un peu, ce que tu prends pour de la peur. Alors ton geste se fait le plus doux possible, tu l’attrapes avec toute ta délicatesse de tes doigts d’enfant et le dépose au creux de ta main. Tu sens sa chaleur qui palpite sur ta paume. Ce petit être plus fragile que toi, fait naître une vague de tendresse dont tu ne sais discerner à qui elle s’adresse. A sa vulnérabilité d’oisillon livré seul au monde ou à la tienne qui pourrait être un obstacle à la conscience soudaine de ta responsabilité. ll faut le protéger et tout d’abord lui trouver un abri. L’oiseau toujours dans ta main, tu cours vers l’escalier que tu descends quatre à quatre. Tout ton être est tendu vers la mission dont tu te sens chargée. Tu pousses la porte de l’appartement, te précipites vers ta mère et lui montres ta découverte en libérant un flot de paroles pour lui réclamer de l’aide. Elle ne cherche même pas à te calmer, te repousse comme elle en a l’habitude. Ce n’est pas dans son caractère de s’attendrir pour si peu. Elle a ses préoccupations d’adulte et ne prête que parcimonieusement son attention à toute cette « marmaille » qui réunit ses deux filles et les cinq enfants de son second mari. Mais tu n’abandonnes pas, rassembles tous les mots de ton langage d’enfant pour tenter de la convaincre, puis, devant son silence et son agacement que tu sens monter, tu recours à la supplication. Tu sais bien que c’est la dernière chose à faire, jamais tes prières ne sont parvenues à la fléchir. Et puis le miracle advient : est-ce la fatigue ou bien une brèche ouverte dans son insensibilité, voilà qu’elle accède à ta requête. Chez un voisin une cage est vite trouvée qui servira de refuge à l’animal. On l’y installe sans oublier les recommandations d’usage : « Il faudra que tu t’en occupes et que tu nettoies la cage régulièrement ». Tu acquiesces à toutes les obligations qu’on te fait, trop heureuse d’avoir sauvé ton protégé. Tu as bien du mal à t’endormir ce soir-là imaginant tout ce qu’il faudra faire pour remplacer la mère que l’oiseau a perdu ; car c’est bien ainsi que tu conçois ton rôle ; pas question de t’y dérober. Avant de partir à l’école le lendemain tu veilles à mettre de l’eau dans un gobelet et quelques graines dans la cage. Tu t’attardes à regarder l’oiseau qui se morfond un peu dans un coin de son nouvel habitat. Tu t’inquiètes mais n’imagines pas qu’il ne puisse surmonter l’épreuve, surtout si tu es là pour le soigner. Dans la cour tu racontes ton histoire à toutes les filles de ta classe qui t’écoutent attentives et envieuses. Tu prends ta revanche sur ces séances d’où tu revenais avec tant de tristesse quand la maitresse interrogeait chacune des élèves sur leurs parents. Toi, tu préférais taire la dureté de ta mère et ne pouvait parler d’un père que tu n’avais pas connu puisqu’il était déjà, à ta naissance, hospitalisé et miné par une maladie que les médecins ne parvenaient pas à comprendre. Aujourd’hui c’est toi qui peux raconter, toi qui peux montrer tout l’amour que tu portes en toi. Quand tu rentres à la maison ton premier mouvement est de te précipiter vers la cage. Elle est vide ! Tu cours vers ta mère. A peine as-tu entamé tes interrogations qu’elle t’arrête brutalement : « L’uccelo è morto, l’ho buttato via ». Soudain le monde s’effondre, un gouffre s’est creusé dans ta poitrine. Une douleur venue du plus profond te submerge, emportant tout sur son passage. Rien ne peut l’arrêter. Ton grand père, celui qui te raconte à l’écart des autres les histoires qui t’aident à vivre, te prend dans ses bras. Il t’emmène sur la terrasse où tout a commencé. Il cherche à te consoler et finit par te dire que si’ l’oiseau est mort c’est parce qu’il ne pouvait plus vivre sans sa maman. Alors toi : « je veux mourir moi aussi, car je ne peux vivre sans mon papa ». As-tu réalisé à cet instant ce qui s’était joué dans ce sauvetage raté et combien il était inscrit dans la douleur sourde qui ne te quittait pas depuis la petite enfance ?
Beaucoup aimé votre texte. Merci.
quelque chose qui me touche et quelque chose qui me gène. Peut-être que l’oiseau on s’en fout, ce qu’on veut savoir c’est la douleur de l’absence du père. Un peu dur mais c’est mon ressenti, désolée.
La douleur c’est l’informulable. Elle prend la forme des évènements. Et sans doute elle s’ancre autant dans l’absence du père que dans la sécheresse de la mère. Tenté de créer un brouillage père/mère. L’oiseau n’est qu’un déport du sentiment. Pour moi c’est encore trop clair.
Tout cela appelle un développement mais ne sais s’il adviendra.