Tu es arrivée dans une famille réduite à l’os, une mère et un père qui n’auront pas d’autres enfants parce que le père, parti faire la guerre en 14, ne vivra pas longtemps après.
Mais, avant sa mort, il t’aura beaucoup aimée, et gâtée au point que tu n’as pas compris pourquoi tous les hommes n’agissaient pas de la sorte. Tu n’avais pas 11 ans à son enterrement, et tu n’as pas su ce que voulait dire « à cause du gaz des tranchées ».
Après cette disparition, tu ne t’es jamais plainte d’être une enfant unique, pas plus que du long face à face tendu avec ta mère jusqu’à ton mariage. Tu n’as pas pu te laisser aller à la plainte avec elle, devenue grave et enfermée dans le travail. Elle n’engageait personne aux épanchements ni même aux questions anodines.
Tu as été jalouse de tes voisins et voisines, des autres enfants de l’école. Tous ont dit plus tard que tu n’étais pas une bonne camarade, et même une peste qui exigeait sans cesse. Tu attendais peut-être qu’ils t’offrent leur amour sans avoir rien à faire, quoi que ce soit à offrir en partage.
Tu n’as jamais su être agréable ou reconnaissante pour les plaisirs que la vie t’a offerts, les magnifiques robes, les jouets, les maisons, les vacances que ta mère puis ton mari ont continué de t’offrir jusqu’à leur mort. Mais, après tout, pourquoi l’aurais-tu étais, agréable ? Jetée dans un monde obscur, au milieu du sang, des viscères, des carcasses d’animaux morts. De celles des hommes aussi.
Tu rêvais d’une vie au château, avec des domestiques qui se seraient occupés à temps plein de tes moindres envies. Au lieu de quoi, ton père en blouse gris bleu, un quart de bœuf sur le dos, capuche sur la tête, incliné vers l’avant, a monté inlassablement la petite côte qui allait de l’abattoir à la boucherie. Tu le voyais de la fenêtre de ta chambre. Puis, tu as vu ta mère à sa place, avec la même courbure du bras relevé sur l’épaule, ployant comme un saule, tête baissée, c’était pareil, mais tout avait changé.
Ni l’un ni l’autre ne tuaient eux-mêmes les bêtes que les éleveurs amenaient, mais, tout de même, tu entendais tout. Tu voyais fabriquer le boudin, les têtes de veau, les grattons, toutes ces préparations que tu n’as jamais voulu goûter. Tu préférais le poisson, disais-tu.
Tu as vu les efforts de ta mère pour continuer sans ton père, tu as senti sa force et sa colère, mais tu n’as jamais pu l’aimer vraiment. Tu ne comprenais pas comment une femme peut autant ressembler à un homme, un homme qui n’aurait pas de tendresse. Alors tu as commencé à chercher celui qui ne te décevrait pas, et tu as trouvé le curé. Le curé t’a parlé d’un homme infiniment plus saint que lui-même. Il t’a dit que si tu priais beaucoup et ne commettait aucun des sept péchés, tu aurais une chance d’entrer dans son Royaume. Ta mère a laissé faire.
Bien sûr, le curé n’a pas dit que le Royaume était déjà là, au cœur, y compris le plus verrouillé, et que pour l’assouplir et l’ouvrir, ce cœur, tu devais te laisser pleurer, ne pas résister au désespoir, ne pas faire semblant. Ta mère aussi aurait pu te le faire comprendre, mais elle ne connaissait pas les mots qui t’auraient d’abord mise en état d’écoute. Farouche et orgueilleuse tu étais, elle aussi. De toute façon comment parler à une qui ne vous regarde pas. Tu voulais l’absolu, la pureté, la perfection peut-être. Tout plutôt qu’elle.
Tu as prié toute ta vie, mais tes prières n’ont jamais ouvert ton cœur. Un cœur, un esprit et un corps irrémédiablement fermés aux choses terrestres, aux êtres humains, y compris à ton propre enfant. Ce fils, comme tu le fus aussi, a été le joyau de son père. Et ce père héroïque, ce mari aimant, plein de fantaisie et d’imagination, vous a laissés sans ressource intérieure ni biens matériels. Tu as tout fait pour trouver une solution. Finalement, tu as choisi la pire.
Ton mari d’abord, puis ta mère très âgée et, bien plus tard — mais tu ne le voyais plus depuis si longtemps —, ton fils unique. Morts. Tous t’ont laissé vivre ta quête intérieure, souffrant en silence, conscients que rien de ce qu’ils pourraient dire ne serait audible.
Ta prière quotidienne, à laquelle aucun Dieu n’a répondu, a disparu avec toi quelques années plus tard, dans une minuscule chambre blanche, dépourvue de chaleur humaine.
Une tragédie de solitude…
ça nous pousse dans nos retranchements, dans nos figures immobiles
merci Isa
Puissance de ce Tu qui fait dire les choses les yeux dans les yeux – ci ce n’est le fait qu’ Eric Pessan #8 utilisait son JE, on retrouve ici le même type de face à face et toute sa force. Merci, Isabelle.
Très beau texte puissant ce portrait si désespérant aussi. Merci Isabelle.
la tragédie d’une solitude en colère… et la navrance pour elle en même temps
Vraiment poignant. L’évocation précise des corps courbés réduits à leur posture douloureuse et au silence m’a émue.