Tu es la cadette du microcosme, longtemps. C’est ce qui fait ta singularité. Tu as le sentiment qu’une ligne est tracée. Qu’il est possible de s’en éloigner pour quelques pas, puis d’y revenir. De toute façon tu le sais bien, on t’appellera. Les regards toujours se tournent vers toi. Minuscule, tu fais tes premières nuits dans un lit bateau. Dans les draps, c’est à peine si on te distingue. Tu te lèves très tôt et tu bois ton lait rapidement. Tu ne veux pas faire doucement. Tu te fais mal en avalant aussi vite, ta moustache de lait tu t’en fiche complètement. Toute la journée, si on te le permet, tu te promènes en culottes courtes. Tu ressembles à un garçon. Ton corps est un petit morceau de pâte sucrée qui prend mal le soleil. Tes joues de pêches sont sans cesse gonflées de tout ce que tu manges, tu manges beaucoup. Tes regards sur le côté, des œillades. Tu troubles ton monde de ton sourire brillant. Tu n’es pas encore la plus jolie, tu es mignonne, oui, c’est ça, mignonne le petit bout. Tes cheveux sont mal coupés. Tu es mal fagotée. Tu es rondelette. Tu bois l’eau des rivières comme un animal. Tu ne fais rien comme tout le monde, un brin bizarre, c’est comme si tu voulais qu’on te remarque. C’est plus que cela. Tu as des manies dès l’enfance. Tes rêveries forment des interrogations. Tes interrogations gênent. Tu laisses ton père verser le sucre dans le thé, pourtant tu oublies la forme de ses mains, tu te lèves la nuit pour aller les regarder. Tu oublies que chaque matin, il te prend en photo au sortir du lit. Tu dois trouver que c’est de sa faute à lui, qu’il n’est pas assez là pour que tu t’en souviennes. Que son odeur t’est étrangère. Que tes oublis sont justifiés. Tu le répètes quelques fois, qu’il a oublié, un jour, de revenir. Tu as des amnésies qui font croire à ta simplicité. Ta simplicité, tu en profites. Toute ton enfance est dédiée à la simplicité. A ta distraction. A tes rêveries. A tes bêtises que l’on te pardonne plus facilement qu’aux autres. Être élevée par des femmes et des filles permettent à tes yeux de se voiler. Tu ne lis jamais. Tu ne connais les livres que par leurs titres. Tu estimes sans doute que cela est suffisant. De toute façon, tu préfères nommer les objets par toi-même. Tu as des noms pour tout le monde. Tu fais peu confiance à ton entourage, tu te sens de trop, très vite, trop tôt. Tu te soumets docilement, tu ne dis rien. Derrière ton front pâle, tu dessines des échappatoires. Tu attires une foule d’amitiés dont aucune jamais ne t’est très fidèle. Tu t’épanouis dans les incertitudes. Le silence, tu le combles avec une bonne tranche de mensonges, les mensonges, tu en as pleins les poches. Tu les sers à qui voudra bien les écouter. Quand tu rentres, tu t’exprimes avec joie. Il t’est difficile d’aller au but. Ta langue fait des détours. Ta sensibilité exacerbée. Tes petites larmes. Ce que tu ravales. Ce que tu te prends dans la figure. Les mots font des gifles ; tes joues de pêche rosissent. Tu gardes les mots qui te viennent tardivement. Tu te refuses à bégayer. Tu parles peu. Tu ne cherches pas à répondre. Tes mains douées et patientes s’accordent à ta pseudo lenteur. Tu le sais, on te le répète bien assez souvent, tes mains te sauveront du reste. Tu ne sais pas bien ce que ce reste signifie, tu ignores quelle forme il peut bien revêtir, tu t’en moques. Tu remplis le vide avec des crayons de couleur. Tes mains moites, des doigts de bébé. Et puis tu en as marre d’être l’enfant. Tu veux grandir. Tu effaces ta moustache de lait et ta moustache duveteuse. La première d’un geste rageur, l’autre avec une lame. Tu veux remplir le contrat plus vite. Tes exigences font désordre dans ta petite vie. Tu te retrouves loin des tiennes. Avec des autres qui te sont un inconnu dont tu ne soupçonnais même pas l’existence. Tu gardes ta langue pour te préserver. En toi résonnent les vers appris avec soin. Personne n’aura la chance de t’entendre brailler Britannia Rule quand c’est ton tour d’aller déposer le linge à la blanchisserie. Tu apprends des autres. Tu joues. Tu fais semblant. Tu veux toujours grandir. Faire pousser, c’est ta fascination. Que ta tête dépasse celle des autres. Que tes hanches s’accentuent. Que ta poitrine perce un peu ton chemiser. Pourtant tu ne veux pas prendre trop de place. Grandir, tu y songes souvent. Ton corps semble le comprendre puisque tout naît en une flopée de jour ; te voilà formée. Tu es d’une beauté simple, un peu étrange. Tout est un peu hasardeux. Tes croyances se dessinent avec l’âge. Tu crois dur comme fer à ce que l’univers te rend lorsque tu fais du mal à quelqu’un. Tu maîtrises de plus en plus l’art du langage pour ce qu’il permet de te multiplier, d’inverser les actions, le sens. Tes faux sourires que tu lances au hasard. Ton retour ne se fait pas correctement. Tu es pourtant ici chez toi. Tu rentres. Tu bricoles. De tes mains qui peuvent des merveilles, tu fais des bricoles. Un temps ici. Un temps là-bas. Tant que tu rentres. Tu rentres. De plus en plus tard, mais tu rentres. Tu fais partie de cette foule de pianistes qui excellent dans l’art de manier le noir et blanc pour en tirer des mondes. Tu abandonnes le piano assez rapidement. Tu fais la distraite. En battements de cils, comme avant. Tu te sers de tes attributs. Tu en joues, même. Tu comprends que les jeux sont des armes adultes. Tes manies surnommées fantaisies sont bien étranges. Tu pares le chien de bijoux, tu n’aimes pas ça, les bijoux, sur toi. Sur les autres, tu aimes comment ça brille. L’éclat dans la fourrure du chien, le collier de perles que tu subtilises à ta sœur ennemie, te voilà ravie de cet assemblage. Déjà tu soupires, tu t’ennuies dans ce clan qui t’as élevé. Tu sors. Tu cueilles des hélianthes qui dessinent des étoiles dans tes cheveux. Ton menton prognathe levé vers le haut. Tes cils n’en finissent jamais. Tu ris. Tu ne sais même pas pourquoi, mais tu ris. Tu imagines que cela adoucis tes traits, sans doute. Tu sors un peu, et tes joues reprennent des couleurs. Tu sors beaucoup, et tes cernes bleuissent. Tu brilles dans la nuit. Tu es un oiseau de nuit. Tu vis de longues balades à interroger le ciel. Dans ton gossier, glisse l’alcool comme jadis l’eau des rivières. Tes cheveux sombres perlés de rosée. Tes doigts nagent entre tes mèches, te prend l’idée qu’il te faut de l’eau. Idée fixe. Tu as appris à nager par hasard. Par fantaisie. Ton corps n’a rien d’une nageuse. Tu l’habitue à l’eau par à-coups. Tu le dresses comme on t’as dressée. Tu ne veux pas être la jolie petite fille. Ou la pâle adolescente. Tu coupes tes cheveux seule à présent. Le résultat n’est pas si mal. Tu as une autonomie relative. Tu ne veux plus t’effacer. Tu veux des traversées. Le défi ne te va pas. Mais tu provoques. Tu grimpes. Tu vas plus loin. Bientôt tu ne rentres plus nulle part. Tu confonds jour et nuit, entrer et sortir. Tu ne fais que marcher. Traverser. Tu ne sais pas ce que tu cherches à rejoindre, mais tu avances. Comme un papillon attiré par la lumière, tu t’en vas vers les autres. Tu mets de côté les peines infligées. Comme avant, comme toujours, tu te racontes des histoires. Tu danses dans la nuit, dans les airs, tes bras comme des ailes. Tu sais que chaque pas fait surgir quelque chose hors de ton corps, et cette idée-là te plaît bien. Tu ne t’arrêtes pas. Les voix qui t’empêchent, tu les as fait taire en toi. Tu les étouffes comme une vengeance. Tu te souviens enfin ; de ce sentiment de manquer d’air. Dans un état second, tu te balances. Tu sautes, tu plonges. J’ignore si c’est une chute. J’ignore comment nommer ton action. Mais elle est signée de ton nom.
C’est beau. Le temps s’est accéléré, je l’ai vue grandir sous mes yeux.
Oh ! Merci Rebecca, heureuse de partager sa croissance via l’écriture.
« Ton corps est un petit morceau de pâte sucrée qui prend mal le soleil. » Comme j’aime ce texte. Ce tu qui grandit en phrases incisives avec sa moustache de lait.
Moi qui suis une adepte du vouvoiement, j’ai pour une fois mis mon amour dans ce tu. Merci Nathalie.