Haute crête entre l’Archat et le mont Barral. Invite à l’ascension ce matin de ciel clair. La couleur vert râpé, tondu du feutre de l’herbe et des rares rocs se coupe net de la couleur bleu roi uni, lisse de l’aplat du ciel et des très rares soupçons de nuées effilochées à l’angle droit du cadre. Seulement en haut et à droite de ce tableau de commençant été. En dessous, les arbres en blocs triangulaires délimitent des zones plus vides : prairies d’altitude et monolithes posés là. On pourrait pressentir des voies de randonnée à des fils plus ocre inscrits ultralégers en lacets sur les courbes de niveau. On ne distingue pas la moindre silhouette marchant. Tout est pourtant clair et la netteté agrippe les yeux, propulse le regard dans les détails du jour immaculé. Tout est beaucoup trop distinctement caractérisé. Mais tout est trop loin, tenu à distance par la transparence respirable de l’air.
L’Archat, mont du Vercors, ressemble à un fauteuil que viendrait de quitter à l’instant un géant pressé. Il se dresse, ou plus précisément se pose à gauche du cadre, à l’extrême. Ses bras, ou ses accoudoirs sont acérés et peu confortables pour le géant. C’est pour ça qu’il est parti vite. Il ne reste pas très longtemps. On ne le voit jamais assis. Il a dû gagner le mont Barral, situé à l’extrême droite du cadre, voire le dépasser dans son décampement. On ne le voit pas plus à droite qu’à gauche mais on sait qu’il fut là. Pour fuir, il aura longé la crête de Jiboui, frontière entre la montagne et le ciel. Pour fuir, il aura sauté de blocs de pierre en pointes de sapin. Il aura glissé sur des espaces de pâtures, des champs immenses. Se sera rattrapé aux fines bordures de nuages. Mais il n’est plus là. Reste le panorama encore tout vibrant de sa présence de géant.
La crête de Jiboui, qui relie le mont Barral et l’Archat, est embrumée et mal définie. Les deux monts — à gauche l’Archat, bord cadre ; à droite bord cadre le mont Barral — sont tout autant voilés malgré le soleil. La réunion de ces deux blocs et de cette ligne forme une vue mélangeant la grisaille de jour mauvaise brume et les rayons de lumière bleue de jour cherchant la transparence. Le mélange donne de la lumière allusive, couverte, enveloppée au tableau. Sentiment étrange qui fait réfléchir dans un perplexe caverneux et contemplatif. Nulle envie de monter voir de plus près ce qui se trame là-haut. Nulle ambition de percer l’opacité enrouée qui borde l’étendue du ciel clair. Le contraste limpide-assourdi ne prête pas à se jeter dans la peinture barbouillée de ce panneau insolite.
En cette fin d’après-midi d’automne, rien de net ne sourd du décor. Des fibres de coton se sont accumulées sur le mont Barral, sur la crête de Jiboui et sur l’Archat. Fibres de plus en plus boulochées, bulbeuses, gonflées. Fibres devenues bouchons de vue, globes filandreux et de plus en plus mats. Il faudra bientôt deviner le site, deviner la scène. Déjà plus rien que la nuée qui relie les deux monts. Leur lien s’est évanoui dans les fumées opaques et encore blanchâtres. De l’Archat, on ne distingue plus qu’un de ses accoudoirs de fauteuil géant, à gauche de l’image. Du mont Barral on ne voit plus que la pointe à droite. Il faudra dans un instant, c’est imminent, tout deviner. La description sera de nuages cumulés.
La nuit n’est pas noire. Dans le cadre sombre deux blocs distincts séparés par une ligne brune concave sur le ciel bleu foncé. À gauche un mont ébréché, l’Archat ; à droite la courbure de parabole irrégulière du mont Barral. Vercors de nuit. Les étoiles filent et survolent la crête de Jiboui. Au ras du sol, la nationale 75 transmet une chaîne intermittente de phares blancs et jaunes. Un gros oiseau de proie, au premier plan, calcule les rayons de ses vols circulaires. L’énergie du spectacle fait vibrer la poitrine, écarquiller les yeux. On ne distingue rien de précis ; on reçoit du sensible poignant. Vercors de nuit. Vue sans horizon. Seuls des assemblages de masses ouvragées sous la lumière de lune.