C’est une étroite bande de terrain délimité par deux murs : d’un côté des silex assemblés à la chaux et de l’autre un mur de parpaings,. Cette différence de matériau tient évidemment aux conditions historiques de la constitution de cet espace : contrairement à ce qu’on pourrait croire c’est le mur de parpaings qui est le plus ancien (des parpaings pas encore industriels pourtant dans lesquels on aperçoit de petits cailloux noyés dans le béton). On les a assemblés pour séparer les parcelles d’un ensemble de demeures datant du début du siècle précédent qui dépendait de la fonderie voisine, maintenant disparue. De l’autre les silex marquent clairement la délimitation entre deux espaces d’inégale valeur sociale comme le recours à la pierre le signale même si le silex reste un matériau commun dans la région. Le sol légèrement en pente et un artifice de plantation accentuent une perspective étagée jusqu’au talus que surplombe un petit bois constitué pour l’essentiel d’une colonie de frênes. Ici nulle grande envolée vers un infini du paysage : le regard se contente d’un humble agencement des végétaux pour s’adonner à une rêverie de peu d’envergure. Le vert plus sombre des grands arbres noie la perspective et se trou par endroit d’un éclair de ciel qui transperce l’ombre du feuillage.
En hiver les branches nues des arbres se découpent comme un réseau dans la lumière crue de décembre. Elles semblent reliées les unes aux autres indépendamment des troncs qui leur donnent naissance, pourvues d’une existence propre, offrant une route toute tracée aux deux petites silhouettes qui s’y déplacent vivement à la poursuite l’une de l’autre. Rien d’autre qu’une petite tache noire dont on peut distinguer de loin les pattes tendues vers l’extrémités effilée qu’elles saisissent comme un tremplin dans leur course effrénée. Par instant elles font halte sur l’écorce sombre d’un tronc., se ramassant sur elles-mêmes, avant de reprendre leur trajet.
Du côté est du talus un grand érable domine l’ensemble, écrasant de son ombre le sous-bois où se sont développés des touffes de noisetiers qui peinent à se faire une place vers le jour. C’est aux équinoxes que la lumière est la plus belle. Un robinier se métamorphose alors en buisson ardent dans l’inondation du couchant ; il acquiert une majesté inattendue qui le sauve pour un instant de sa triste condition d’arbre sauvage et mal entretenu. Bientôt tout le sous-bois s’embrase et c’est chaque fois la même surprise de clarté soudaine. A l’automne la lumière, plus rasante, sature la couleur des feuilles et pour peu que le ciel soit un peu couvert le contraste entre les gros nuages et l’éclat doré du sous-bois illumine le cœur d’une soudaine joie inattendue.
Aux beaux jours sous la fraîcheur de la ramure un couple de geais veille sur sa niché. Au moindre danger il fait résonner l’espace de ce cri de crécelle si reconnaissable. Mais le plus beau moment c’est à la fin du printemps lorsque les strophes en cascades des martinets viennent déchirer le ciel de leurs stridences multipliées. Leurs paraphes alors inscrivent dans les airs une promesse renouvelée de retour de l’été. Rien n’égale leur gaité envahissante.
A la nuit tombée les odeurs d’humus se mêlent aux parfums des roses rendus plus capiteux par les chaudes journées tandis que la clarté de la lune déchire l’obscurité et apporte comme des fulgurances de vision. On pressent que tout un peuple grouille dans le fouillis d’ombres révélé par le couteau de lumière qui les découpe, indifférent à leur mystère. Ne cherche pas dans les ombres le retour de tes angoisses, accueille plutôt l’inconnu qui s’offre comme un accès vers un autre monde. Tout est méconnaissable et pourtant tout est bien là frémissant d’une pulsion qui ne demande qu’à surgir et t’emporter quelque part hors du monde. Rien ne reviendra du passé.