#P7 | Marines

Promontoire de Montbeau. Ouverture du champ panoramique : 140 degrés environ. Orientation Est-Ouest.

Les escarpements rocheux au premier plan donnent l’accès au paysage comme en contre-plongée. Au matin, la clarté s’en vient depuis l’arrière du pays et glisse par-dessus la mer, gommant peu à peu le mystère nocturne. La surface de la mer occupe la majeure partie du champ visuel ou alors est-ce une impression ? Peut-être un effet de son remous permanent qui remplit davantage l’œil que le ciel, comme une ardeur, une fièvre, une pulsion contenue dans chaque ride, chaque ondulation, chaque vague qui vient caresser la côte. Grand calme encore à cette heure matinale. Pas vraiment d’horizon sinon une ligne indécise plus bleutée, celle de l’île plein sud.

La plage devient grande et longue quand la mer se retire, les roches noires apparaissent, récifs déchiquetés qui menacent le nageur à d’autres heures, abris à crabes et à congres. L’orange cendré du sable conquiert l’œil, domine le sombre du rocher. Il ajoute une note chaude et sensuelle dans la palette de couleurs de cette marée basse, confère une soudaine intimité au paysage. Le champ est investi de murmures, ruissellements, grouillements, craquements de varech, déplacements furtifs des créatures, clapotis au front de l’eau et de l’algue. Pas encore d’annonce de remontée. Comme un répit mérité, un dévoilement momentané que le passager du temps saisit avec sa mémoire, parfois son appareil-photo.

Cette fois ça a soufflé fort et tout a changé. La mer a pris une teinte rageuse, s’est chargée de goémon et de zones écumantes, fouette le fond de la plage, monte encore, fonce et s’engouffre, explose à chaque élan, frappe à présent le pied des falaises, les percute dans un mouvement répété à l’infini. Couleurs d’abysses et de vert glauque secoué de sable. Tout est noyé. Et ça brasse, ça bouscule fort en bas, passage de la crique à la suivante devenu impossible. Les touffes de salicorne semblent se racornir dans leurs niches sous les déferlements du vent. Si le ciel se fait oublier au profit de la mer, se dessine avec étonnante précision le littoral de l’île à plusieurs kilomètres en direction du sud, liseré mauve souligné de gris anthracite pareil à une épaisseur déposée par un aquarelliste puis écrasée avec le plat du doigt.

l’astre rouge a plongé aux limites du ciel et de l’eau

le monde soudain assombri

vaguelettes telles des reliefs mouvants ornés d’argent

quasi phosphorescence

la nuit gagne à chaque seconde, amplifie la rumeur de la mer

le silence du vivant

arbres puissants et cris des petits ducs nichant dans les jardins proches

falaises presque noires, protectrices

C’est un matin de commencement du monde, un matin blanc, un matin saisi de toutes les pudeurs et les blancheurs de l’espace, de la terre et de l’eau, un matin de doux miroitements et de calme plat. Les courants se dessinent tels des longs bras liquides indépendants, capables de se déplacer à leur gré. Deux trois barques sont immobilisées ci et là, silhouettes lançant un filet de pêche sans doute. Pas grand-chose n’arrive sinon le balancement des barques, le passage de l’eau sous la surface, la vibration du temps immobile.

Codicille
Difficile d'écrire après avoir lu et relu ces fragments somptueux de Gracq (Lettrines 2), on se sent subjugué,impuissant... y aller pourtant, s'y risquer...

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

10 commentaires à propos de “#P7 | Marines”

  1. l’infinie variation de la mer … (mes rues sont moins changeantes) – que j’aime, que j’ai aimé la contempler avec toi (et la beauté du plongeon du soleil le soir)

    • Cette blancheur est bien réelle en cet endroit-là, ça arrive surtout au printemps, certains matins féériques…
      (d’ailleurs, à partir de ces observations-là, j’ai écrit un roman que j’ai appelé « Aujourdhui la mer est blanche »)
      Merci pour ton passage, chère Caro…

  2. « la vibration du temps immobile », envie de l’écouter.
    beau texte , un paysage qui pénètre par tous les pores

    • L’idée me vient de le lire, de l’enregistrer… ce serait bien mais pas le temps pour le moment, pour plus tard… rappelle le moi dans l’hiver…
      merci d’être passée visiter ces petits moments, plage bien-aimée de mon enfance…

  3. La marée comme elle vit dans tes mots …J’aime l’idée d’une « teinte rageuse » et ce « déplacements furtifs des créatures, »

  4. La marée est un phénomène qui a habité mon enfance, quelque chose de quotidien, je croyais que la mer se retirait sur tous les rivages. Quand je suis allée vivre auprès de la Méditerranée, ça m’a paru bizarre et mort. La marée pour moi est constitutrice de vie et de renouveau permanent, synonyme de rage et de puissance.
    Merci Nat pour ta petite note délicate…