Rare journée de pluie sur l’échancrure — le port industriel, l’autoroute, la mer, les ferries, les collines, tout disparaît. Aujourd’hui le vent peine à s’infiltrer entre les gouttes. La tour de Jean Nouvel et sa compagne — deux fantômes qui soupirent — seront bientôt avalées par la poussière de l’eau. Les yeux de la Friche fixent droit devant, plus pour longtemps. Ils s’effacent en sanglotant derrière la police médico-légale imbibée. Les voitures font des bruits de flaques, tout est blafard, prêt à accueillir un nouveau dessin, aquarelle grise et beige où quelques oiseaux noirs se risquent à la netteté avant de s’enfoncer dans la brume dansante, soyeuse, qui couvre découvre le béton et l’acier.
La façade de la police scientifique occupe un bon tiers du rectangle. En transformant ce dernier bastion des Thés Eléphant en bunker, les flics ont préservé le slogan « force et bonté », immense inscription floutée par la paroi en Plexiglas — aucune pancarte n’explique l’histoire de ce bâtiment, on pourrait donc croire qu’il s’agit de la devise des forces de l’ordre marseillaises. Sur le toit, quatre caméras filment un gabian qui vient de déposer sa proie, poilue, petite, une souris sans doute. Les agents de sécurité observent le carnage sur leurs écrans et devinent peut-être en second plan, derrière une grande fenêtre, la silhouette immobile qui les imagine. Le volatile est également surveillé par un congénère qui lui-même écarte les trois ou quatre charognards alléchés, formant au dessus d’eux des cercles menaçants. Un train décélère vers la gare dans un tintement d’acier qui ne perturbe personne.
La lumière a emporté avec elle l’horizon, les franges et les volumes. Tout est à deviner. La nappe de lueurs s’éteint aux pieds des collines et à la lisière de la mer où s’éloigne un ferrie. Il est tard déjà, quelques voitures klaxonnent, d’autres hurlent des raps vocodés qui s’évaporent vers le centre. Un feu d’artifice surprend la nuit, pétarade au coeur d’une cité Nord, sans raison, durant quelques secondes, un autre prend la relève un peu plus loin, comme tous les soirs. Les morts, les bouts de cadavres, les ossements humains, le sang, les scellées, les preuves, les tubes, les pipettes respirent avec force et bonté l’air conditionné qui remplace maintenant le bruit des moteurs. Un homme ivre bouscule ce silence en insultant les rats.
Quelques voitures oublieuses, pressées, scintillent le long du littoral, les lumières clignotent sans répit au sommet des tours arrogantes. Les grues jaunes, rouges, oranges ponctuent le rivage, promettent encore des obstacles à la ligne d’horizon. Un lourd ferrie se détache de l’Estaque, longe les collines dodues, croise un cargo, somnole sur l’eau bleue nuit et file, l’air de rien, vers la Corse. Vue d’ici, la baie aux innombrables fenêtres pourrait faire croire qu’elle est tranquille, désincarnée. Elle grouille pourtant, à tout instant terrible, pulsionnelle, agressive et tendre. Mais il faut être au ras pour le sentir. Le mistral me fait mentir, transporte jusqu’ici l’odeur épaisse d’une fumée noire qui prend source aux pieds des barres d’immeubles, enveloppant doucement l’une des milles cités blanches de la ville. Il est midi pile.
Le soleil habite ici, à Marseille. L’été, il s’endort derrière ses collines, offrant un spectacle à chaque fois plus éclaboussant, sidérant, impossible. Soir après soir les lumières surgissent, drapent les nuages ou le vide, étourdissent la ville, défient l’oeil humain en riant — jamais tes mots, tes pigments, tes pellicules et tes filtres ne sauront rendre mes beautés. A leur suite, le vent salé siffle dans les oreilles et masse droit dans les yeux les chairs où pénètre l’éclat du ciel. Les humains capitulent, évidemment, oublient leurs mains, se troublent, s’effondrent en dedans et refusent de mourir.
Très beau texte sur Marseille, l’Estaque. Les ambiances, les énergies. Je les ai retrouvées à travers ces lignes.
le soleil habite (mais s’endort) le mien, juste un peu au nord, s’incline