La fenêtre de la chambre donne sur un croisement de rues. À gauche, la voie rapide qui entoure le village, les voitures filent dans les deux sens. À droite, il y a beaucoup moins de voitures qui s’engagent, c’est une route étroite qui monte jusqu’aux pieds d’un mont de roches blanches. Tout en haut, l’ermitage où l’on adore une vierge. Passée la voie rapide, le lit d’une rivière presque sèche. Au fond, une pauvre flaque recouverte de vase, mousse et lichen. Un arbre touffu surplombe les bords de rivière protégée par une barrière de métal. Un peu plus loin, un pont en ciment permet aux piétons de traverser pour rejoindre le village. On voit déjà les murs de pierres blanches, les toits de tuiles orange des villages de la région. Au premier plan, un arrêt d’autobus flambant neuf, aux parois de plastique bleu marine et blanches, au toit de plâtre. Il arbore tout en haut, un écusson de la région et son nom, Castilla-la Mancha, répété à trois reprises.
Des tracteurs passent lentement et à grand bruit sur la voie à double sens. Leurs grosses roues écrasent le bitume, semant des brins de paille sur leur passage. Même si on les entend arriver de loin, les camions surgissent dans le cadre à force de vrombissements et de sifflement des freins. Le prénom du conducteur écrit en haut du pare-brise. Les voitures glissent, certaines laissant derrière elles, une nuée de reggaeton. Le pont franchi, un banc se cache à l’ombre du mur de la première maison, c’est là que se réunissent les hommes le matin. Ils sont une petite dizaine, la plupart assis, les autres leur faisant face, debout. Ils parlent tous en même temps. Depuis la chambre, on n’entend qu’un vague brouhaha : les voix s’accumulant et se mêlant jusqu’à devenir une bouillie mâchouillée et recrachée. Un bruit de moteur aussi, celui d’une machine agricole en marche quelque part, impossible à localiser, mais qui recouvre l’espace. Des hommes, on ne voit que les tâches de couleurs de leurs vêtements : un t-shirt bleu turquoise, des rayures blanches et rouges, une casquette vert kaki. Un gros ventre qui déborde d’une chemise à carreaux. Et le bleu des masques en papier sur leurs mentons.
Le soleil est au plus haut dans le ciel, ses rayons chauffent les toits. Au bord de la rivière assoiffée, un saule pleureur laisse tomber ses branches jusqu’au lit. Au-dessus de l’arbre, on aperçoit le village et le clocher de l’église qui le surveille. La grande aiguille de l’horloge fait passer, solennelle, les minutes, les heures. Le temps s’étire jusqu’au suspens. À côté, le parc pour enfants est vide. Le toboggan jaune, les deux paniers de basket, abandonnés. Une balançoire rouillée grince de solitude. Des voix se répondent au loin, mais pas de présence humaine à cette heure où la chaleur fait tout fondre. Chacun chez soi, volets fermés, fenêtres grillagées. La poussière vole sur les trottoirs déserts, des brins de paille font la roue, poussés par le souffle chaud du vent de midi. L’asphalte semble cuire au soleil, une odeur de goudron chauffé, un portail de tôle brûlant claque.
La température a baissé, c’est le milieu de la nuit, les habitants se rejoignent dehors. Les voitures circulent toujours mais sont rares maintenant. Le parc se remplit de cris d’enfants, de ballons qui rebondissent. Les adultes sont assis sur les bancs ou se promènent le long du lit de la rivière asséchée. Le ciel est noir, parsemé d’étoiles, il est une voûte profonde où tous les désirs deviennent réalisables. La route est éclairée par intervalle de la lumière jaune des réverbères. Les insectes grésillent autour. L’arrêt d’autobus est occupé, les jeunes sont arrivés. Les chaises raclent le sol bétonné, ils s’installent. Plusieurs voix s’élèvent : il y a des voix profondes et graves comme des tombes, des répliques qui atteignent de surprenant aigus. Ils parlent chacun leur tour, s’écoutent, se répondent. Puis les voix se rejoignent, montent les unes sur les autres, s’excitent et s’élancent dans le ciel. Elles ne tardent pas à s’effondrer dans une cascade de rires qui résonne dans la petite rue adjacente.
Lumière limpide du matin, l’arrêt d’autobus est abandonné. Le ciel est d’un bleu naissant, à peine parsemé de petits nuages blancs. Il ne reste que les chaises disparates et vides. Une chaise de bois blanc à la peinture écaillée, deux chaises en plastique fatiguées, une chaise de bureau noire avec une gaine rose délavée, à moins que ce ne soit un coussin. Une chaise en bois brun décolorée, son assise de paille défoncée, deux chaises en formica couleur bois et au dossier en forme de U métallique. Une imposante chaise noire au dossier de velours sombre bien plus haute que les autres. Au fond, presque caché, le banc de plastique bleu marine de l’arrêt d’autobus. Une camionnette s’y gare, la main du conducteur appuyée sur le klaxon. Les voisins ont reconnu le signal et s’avancent pour acheter, un litre de lait, une baguette. Aucun autobus ne s’y est encore arrêté.