La porte en bois ouvre sur la grosse pierre de seuil, large et lisse d’usure. En face, à quatre pas, le jardin potager et son grillage. Le sentier étroit, sur la gauche, caresse le flanc du jardin en longeant le muret de pierres sèches. Blanches avec leurs fines barbes de mousses foncées et les taches de lichen jaune clair, petits soleils rêches noyés dans la pâleur minérale. Le mur est surmonté, de ce côté, d’une haie de buis – comme le rameau rapporté de la messe et coincé en virgule desséchée derrière le crucifix. Une enfant crie dans des bras souples. Une volée de poules, un fouillis de caquètements brefs et d’ailes furieuses sous le jet de grains d’or poussiéreux. Des voix.
La porte en bois a été repeinte en vert foncé. La pierre de seuil est inégale, creux et bosses par endroits, les plus brillants. Les fourmis tendent le fil d’un collier de miettes de pains et de minuscules grains blancs. Au bout du sentier à gauche, l’éboulis de pierres calcaires, sa langue abrupte et désordonnée plonge à pic dans le gosier pentu du pré d’herbes longues… Un homme vêtu d’un maillot de corps taché d’humide et d’un pantalon de grosse toile bleue se redresse. Il s’essuie le front dans le mouchoir blanc. Il le fourre dans sa poche avant de cracher sur la pierre à aiguiser. La lame battue coud d’échos brefs le ciel métallique sur fond de stridulation à patience de lime : les cigales. Plus bas le pré s’échoue contre la barrière discontinue d’arbres maigrelets au fond de la combe.
La porte en bois baille sur la grosse pierre de seuil, large et lisse d’usure. Le rideau de perles colorées hache le rectangle du jour dans sa fine déchiqueteuse. Une femme à la peau claire sort comme nager, en plongeant et écartant des mains. Derrière se referme en cliquetant léger avec un infime frôlement de cascade lointaine. Deux enfants jambes nues descendent en courant dans l’éboulis. Autour de leurs chevilles tintent des éclats de feu. Une main, maigre et tavelée, s’apprête à ouvrir le portail du jardin en ôtant le bracelet de fer rouillé du bras de bois. En face du sentier à gauche, les vagues molles de collines morcelées en parcelles jaunies, la solitude de chênes maigres et lointains, le pigeonnier carré d’une bastide. Aux heures une cloche triste transperce et appelle.
La porte en bois a été peinte – quand ? – de bleu clair sous le toit de tuiles ravivées. Elle est fermée. Autour la façade froissée comme un visage très vieux. La haie de buis s’est ensauvagée de ronces qui percent et étouffent les buissons. Le muret ébréché et disloqué vient fouler le sentier à ses pieds. Les pierres blanches dispersées ébauchent une piste d’ossements chaotiques jusqu’au tumulus de pierres. Le jardin potager est envahi, le grillage s’est par endroits allongé sur la tombe d’herbe. Deux femmes et un homme, la cinquantaine finissante, sont sortis de la voiture et peinent à marcher dans la végétation touffue. Ils n’ont pas la clé. Ils font demi-tour en parlant à voix baisse. Une pleure en se cachant parfois derrière les mains.
La porte en bois est fermée sous les tuiles noircies. Les plaques de bleu affadi se brouillent s’écaillent tombent, dépecées entre les grandes griffes grises. Un sourcil de vigne grimpante, parfois épais parfois étique, fronce le mur de son onde verte. Des pierres sont tombées, une couche de terre et de poussière ocre tapisse leur orbite sans ombre. Au tiers inférieur de la porte, plus haut sur la façade, une marée folle s’agrippe : arbustes couverts d’épines ou de baies rouges, ronces, broussailles, graminées élancées, un entrelacs égalisateur, épais et confondu. Le jardin et son muret, le grillage, le sentier ne sont plus. Tout empêtré dans l’immobile tempête végétale saisie sous son couvercle d’insectes bruyants.
Il fait une brassée d’étoiles une nuit d’astres purs comme n’en vois jamais plus. D’immenses souffles d’ombre traversants irriguent mes reliques.
Tellement impressionnant !!!
Cet exercice me paraissait insurmontable en lisant Gracq, tant la beauté de ses descriptions est écrasante, mais voilà que c’est encore plus intimidant après cette lecture. Se hisser sans l’écho d’un essoufflement à la hauteur vertigineuse du « modèle » : je reste interdite.
Félicitations, Jacques, c’est simplement magnifique !
merci beaucoup de la lecture mais en aucune façon ce n’est comparable au « modèle » et… pour aller plus avant dans cette piste, avoir des inspirateurs comme tous ceux que propose FBon c’est essentiel !- mais il est tout aussi essentiel de ne pas chercher à se comparer à eux – les rejoindre etc… sous peine de paralysie ou pâle copie.. L’enjeu pour chacun de nous, à travers nos écrits – essais divers etc – accompagner et laisser émerger une voix qui nous soit propre ! et c’est en écrivant que se fait l’écriveur ! Bien sûr !
Jacques,
J’ai lu vos textes de 2021 car j’ai vu que vous êtes là depuis quelque temps.
Je les aimés pour plusieurs et différentes raisons :
Je sens que vous aimez les mots et aimez en jouer, notamment dans les textes sur » Je te regarde comme… » et « Les secondes » dont le rythme et la poésie nous emmène et donne envie de les entendre à voix haute. J’aime beaucoup votre porte en bois et toutes les images qu’elle révèle comme une succession, un petit film, une histoire quotidienne. Et j’ai eu envie de suivre votre femme à la veste en jean, en savoir plus sur elle.
J’aime donc vos textes et leurs poésies et continuerai à découvrir vos écrits.
Bon dimanche à vous.
Merci à vous – vraiment – et de mon côté je ne manquerai pas d’aller découvrir les vôtres, c’est bien comme ça – ensemble – qu’on avance !
Là bas, des variations sur une porte et son jardin. On y est et on goûte son charme.
j’aime que ce « paysage » soit si limité et prouve ainsi qu’il peut être si riche