Un rectangle d’un mètre sur deux. Le fond est blanc et vert, régulièrement parsemé de carrés plus ou moins sombres. En partie basse, une masse homogène en nuances de vert et, par-ci par-là, touches jaunes, oranges, bleu profond. Ce que l’œil voit.
Le cerveau essaie de lui faire croire que ce n’est pas plat, qu’il y a 50 mètres entre moi et le fond de toile.
Il voit des fraisiers, un anthurium, une ipomée, une sculpture de métal représentant une poule et trois poussins, un lierre, un gaura, des cheveux d’ange (nassella tenuissima), des capucines. Tout ceci posé sur une rambarde séparée du jardin par une grille de style andalou. Un peu plus bas, dans l’espace sous la rambarde protégé par un grillage fin, j’aperçois un genévrier et un chamaerops humilis sur une pelouse de pâquerettes et de mousse.
Un grand massif de roses oranges, la roseraie. C’est leur deuxième floraison, celle du printemps a été lessivée par la pluie. Un beau cerisier, au printemps, envahit l’air de ses pétales roses.
Au fond, la façade d’un immeuble de peu de relief, seuls quelques balcons en avancée, percée de fenêtres plutôt grandes. Le matin, il attrape le soleil et nous le renvoie comme un miroir doux et il fait clair, ici à l’ouest, comme si nous étions face au soleil levant.
A gauche, perpendiculaire à l’immeuble, la façade nord d’une maison du 19ème, 18ème peut-être, siècle et la cheminée de briques rouges de ce qui a dû être le four d’un atelier, souvenir intact de l’activité du quartier. Ouverture sur la ville, vis à vis entre le monde ouvrier, artisanal du faubourg saint Antoine, en voie de marginalisation et celui de résidents plutôt aisés qui ont fait construire cet immeuble juste après 1968.
La nuit, Sainte-Marguerite, celle de Nini peau d’chien, ne sonne pas les heures. À 8h00, la marche du temps reprend, structure un espace de son, donne du volume au quartier.
La pluie ronronne et on voit le trajet de ses gouttes, clair sur le sombre des volets clos. Une gouttière envoie de l’eau sur une palme du palmier qui danse à son rythme. De l’eau tombe sur une bordure en plastique, battement de tambour irrégulier.
Tout commence à remuer, les fleurs du millepertuis, celles de l’ipomée. Les cheveux d’ange, les hautes branches du cerisier se dandinent. On voit le vent.
Après la pluie, il y aura à nouveau les cris des enfants, le roucoulement de pigeons, les cris des geais, des perruches à collier, des merles et des moineaux
Au printemps, dès qu’il commence à faire chaud, des groupes se forment, comme par hasard et les discussions durent tard le soir. Les roses sentent bon, ambiance mille et une nuits.
Le confinement nous a fait prendre conscience de ça : la rumeur de la ville et les jeux, apparemment improvisés, des enfants.
A partir de 21 heures, l’horloge de l’église ne sonne plus. Peut-être pour éviter aux insomniaques les angoisses du temps qui passe.
Peu à peu les plantes disparaissent, masse obscure inidentifiable. Bientôt l’éclairage nocturne des allées leur redonnera un semblant de vie.
La façade de l’immeuble, le fond du tableau, disparait aussi peu à peu et ce sont les rectangles des fenêtres habitées qui se détachent maintenant. Ce qui était clair et évident disparait. Ce qui n’était que rectangles vides s’éclaire, témoins de vie.
Huit carrés de lumière et une petite lueur au ras du sol, éclairage de l’allée. Les balcons plus clairs accrochent un peu la lumière diffuse de la ville.
Les carrés s’allument et s’éteignent aléatoirement. Dans un seul la lumière varie, change de couleur et d’intensité : on y regarde la télévision.
Les bruits nets de la ville se taisent, ramenés à une rumeur douce. Les bruits d’ici se font plus précis : quelques cris, échos d’une fête ou d’une discussion lointaine. Bientôt les chats commenceront leur concert nocturne.
La nuit, les chats sont peut-être gris mais, surtout, on ne peut pas nommer les plantes.
L’été, la plupart des volets sont baissés. Les habitants sont ailleurs, l’été nous disperse.
Une fenêtre s’ouvre, une dame se met à la fenêtre, s’occupe de ses plantes, leur parle peut-être, les arrose.
Le passage vers la rue St Bernard mène à l’église et au marché. C’était un passage public jusque dans les années 90. Il a été fermé et privatisé sauf une dizaine de mètres qui longent la maison 19ème siècle. C’est le lieu de rencontres, de papotages, d’échange de nouvelles.
On dirait qu’il y a moins d’oiseaux qu’au printemps. Il semble qu’il n’y ait plus que les pigeons mais de temps en temps réapparait une mésange qui s’agrippe à une tige verticale de la spirée. Où sont les merles qui étaient si nombreux ?
S’il y a moins d’oiseaux, il y a plus de chats. Un noir et blanc et un tout noir sont apparus récemment, tout jeunes et munis de colliers, ce qui est peu commun.
Le chat roux est un acteur très présent et actif. Il y a quelque temps, il était en affaire avec un corbeau. Aujourd’hui, il court après une souris. Dix minutes après le début de la chasse, il est là, l’air de rien, regarde ailleurs. Comme s’il l’avait laissé échapper et perdue.
Deux coccinelles de métal, rassemblées en mobile et les restes d’une mangeoire semblent attendre le retour de l’hiver. L’été, elles ne servent à personne.
Cette nuit, le chat noir a profité d’une fenêtre ouverte pour s’inviter dans l’appartement. Pour ressortir, il bondit contre des vitres plus robustes que son jeune crâne. Je l’ai pris à bras le corps et remis dehors comme nous le faisons pour les araignées et les papillons de nuit.
Pourtant, le tic-tac de la pluie, le chant des oiseaux, la lumière diffuse de la ville, son ronron incessant, la façade qui renvoie doucement le soleil, les jeux bruyants des enfants, les discussions nocturnes, le bleu profond de l’ipomée, c’est par cela que je vis, que nous vivons tou.te.s. C’est cette vie commune qui m’amuse, me dépayse, me perturbe. Heureux complément de la fébrilité du faubourg ou de la beauté urbaine parfois fulgurante.