Des nuages s’effilochent sur fond d’autres nuages, traînées évanescentes et pourtant très foncées, devant des formes rebondies de gris requin et de gris perle. Le troisième plan est un gris sans nom, tout lisse, aux bords duquel s’accroche du blanc lumière. Un morceau de bleu crève le décor, lui donne encore plus de profondeur, que le vent mouvement a tôt fait de recouvrir de plusieurs couches de nues. Et ça recommence. Et ça continue. Du lit où l’on s’allonge, le ciel est un rectangle encadré de bois verni, une fenêtre dans le toit, où se joue une symphonie de gris.
Il faut être debout pour voir le paysage, accoudée au rebord du velux ou, s’il est fermé, le front tout près de la vitre en biais. La mer. Les récifs, où surgissent des gerbes d’écume soudain très blanches. La verticale d’un phare. La dune et ses hautes herbes couchées, qui en toutes saisons ont l’air un peu fânées. Les formes sauriennes et lunaires des rochers de granit, dont chacun a un nom. Quatre chevaux dans un enclos. Autour de l’enclos, une clôture électrifiée que l’on devine à peine. Des poteaux de bois soutenant les fils noirs, distendus, d’une ligne électrique. Une toute petite maison juste sous ma fenêtre, avec un toit d’ardoise et deux cheminées carrées dépassant de ses pignons. L’intensité des reflets. La caresse et l’odeur du vent.
Dans la lumière sans contraste du petit matin, le ciel occupe les quatre cinquièmes de la fenêtre. Il est pâle. Quelques nuages immobiles y sont suspendus. Entre les masses rocheuses qui dépassent vaguement du premier plan, la mer est une succession de triangles que seule ma pensée, et non ma vue, relie entre eux. Son bruit la révèle immense. La houle éclatant sur les écueils en révèle la puissance. Les récifs pointent comme des dents. Un phare tout droit, un amer immaculé en prédisent les dangers. Elle est la plus présente de tous les éléments, le tableau n’existe que pour elle. Pourtant, elle n’est qu’un trait brisé, même pas très épais, entre la bande herbue en bas de la composition, et la hauteur du firmament. Hors champ – il me faudrait tourner légèrement la tête – par ce temps, on devinerait au lointain l’île d’Ouessant.
La nuit parle une langue que je ne comprends pas. La masse sombre du ciel n’est pas uniforme, des formes blanches passent. La pluie joue du tambour sur le velux, la vitre lui fait obstacle, la vitre malgré la pluie me fait passage vers le noir compact où je sais la dune, où je sais la mer, où l’infini m’effraie. La nuit écrit des signes que je ne sais pas lire, et les efface très vite, ou lentement, ou peu à peu, selon le rythme de chaque feu. Il y en a des blancs, il y en a des rouges. Le large pinceau du Créac’h balaye de sa rotation le coin gauche de ma vision. Et disparaît. Le Stiff et le Four clignotent. Le vent mugit moins fort que la mer, la pluie est partie, gros rouleaux sur l’horizon. D’un seul coup le ciel est couvert de points scintillants dont je ne connais pas l’histoire. Le Creac’h repasse. La nuit me fait voir plus loin que le jour. En face de moi, Corn-Carhai brille plus fort que les étoiles.
Comment dire la couleur de la mer, qui n’est pas une couleur mais un mouvement ? Comment dire le vent sur la dune, qui plus qu’un bruit est un élan ? Comment transcrire les mots que me porte le vent ? Le ressac et le jusant, la laisse de mer, l’estran, le refuge et le récif, la carte marine et le rail d’Ouessant, la marée noire, l’esquif, le boute et le spi, les lanternes des phares et les naufrageurs, la côte des légendes, le tumulus de l’île Carn ? Comment dire le granit sous la plante des pieds ? Une jeune silhouette en capuche et basket escalade un rocher. Comment dire les rêves de quinze ans, l’horizon qui se bouche ? Comment faire abstraction de la voiture rouge qui s’est garée là-devant ?
Codicille : Dès le début de la vidéo, avant même l’énoncé de la proposition, une fenêtre m’est apparue. Hasard des calendriers, j’allais partir quelques heures plus tard vers cette maison chère à mon cœur (son emplacement, ses occupants, mes souvenirs dedans). La fenêtre n’aurait pas pu en être une autre.
Moi qui suis à la campagne, suis contente de voir, de sentir d’entendre la mer, le vent grâce à tes mots.
J’aime particulièrement la série des « comment…? »
Merci
Merci Cécile. Je trouve intéressant que tu aimes les « comment », car j’ai hésité à laisser ce passage. Je trouvais que tous ces mots, tous plus ou moins appris quand j’étais enfant autour de cette fenâtre, mettaient trop de moi-même à l’intérieur du paysage. Peut-être est-ce cette subjectivité qui t’a touchée ?
j’aime le paragraphe sur la nuit « La nuit parle une langue que je ne comprends pas » et « La nuit écrit des signes que je ne sais pas lire ». De là peut-être le surgissement des « comment ». Je viens de lire Pêcheur d’Islande de Pierre Loti et je retrouve ici le gris breton ou d’Islande « gris sans nom » « symphonie de gris » et le granit qui domine dans son texte. Merci pour ce dépaysement
Merci Cécile pour cette lecture attentive, et la référence à Pierre Loti dont je retardé la lecture depuis tant d’années, peut-être pour garder ces thèmes du côté du rêve, du mythe, du possible
De très belles évocations, sensibles et vivantes pour le lecteur. Le soin dans le choix des mots, une belle douceur griffée sur la fin. Le biographique affleure juste ce qu’il faut. J’aurais aimé m’astreindre à cette rigueur de la répétition dans mon essai mais j’ai suivi d’autres voies plus chaotiques. Je serais curieux de ton retour de lecture. Merci
Merci Benoît. L’écriture de paysage me travaille depuis longtemps (au sens où on le dirait pour de la peinture, comme l’evoquait François Bon dans la vidéo), et j’ai été heureuse de m’y essayer avec ces fragments. Je vais lire ton texte.
l’aime aussi cette mer là, et j’y suis avec vous
Je n’y suis déjà plus en lisant vos lignes mais je la garde en moi.