À un frémissement, un léger choc contre les pierres, on les devine. À une soudaine modification des bruits contenus sous les arbres. Puis, plus rien. Un silence en attente, d’une qualité toute neuve.
Toutes deux inséparables. Dissimulées, immobiles encore sans doute, mais comme en équilibre. Un rien de trouble s’élève malgré tout dans l’épaisseur de midi. Quelque chose se prépare que l’air s’apprête à porter. Les oiseaux se sont tus pour leur faire de la place.
Présences sans corps, susurrant, s’assurant depuis le chemin invisible elles montent jusque dans la pièce, sans l’encombrer de leurs présences physiques. Restées au-dehors, en contrebas, pas tout à fait sous la fenêtre. Plutôt hésitantes encore au coin de la maison.
Concertées pourtant. Leurs deux têtes à se toucher sûrement : l’une brune, à la tignasse rebelle au peigne, l’autre blonde à cheveux courts et électriques.
Elles ne parlent pas, mais de temps en temps on perçoit, en léger décalage, leurs fous rires de gamines se planter juste à l’angle, oui, c’est bien à cet endroit précis. L’ombre les a rattrapées et les retient. Leurs rires pourraient bifurquer vers le plein midi de la cour et s’épanouir au soleil. Mais, elles reculent plutôt.
Les sons se déplacent avec elles et la forêt semble jouer avec l’écho renvoyé au mur sous la fenêtre, ou pas très loin, à ce point toujours très précis. Frottements, corps entourés d’étoffe contre pierres, faibles cris.
D’abord la voix plus aigüe, le bruit dense jeté en l’air le long du mur, dans l’ombre au bord du talus, et tout de suite après, l’autre plus bas, qui vient s’y agglomérer, s’y cogner, le reprend, l’étale, l’envoie plus haut pour finir dans les hoquets qui s’amplifient, rebondissent du fond des gorges vers le mur, pour partir en cascades étouffées par leurs petits poings, bousculer doucement la forêt.
En même temps, sur les cailloux humides de l’étroit chemin cabossé, leurs sabots tout neufs, plusieurs fois, à petits coups, claquent. Puis les cris bâillonnés net sous un dernier rire ravalé. Le léger martèlement des pieds chaussés de bois contre la roche a cessé brusquement aussi.
Le silence à nouveau, presque tout neuf, mais habité encore de leurs souffles. Mais, très vite, encore une fois, une vibration, plus à droite. Longeant, se frottant tout près. Juste au-dessous de la fenêtre maintenant.
Les mouvements, usure frénétique contre les pierres avec les jets de leurs rires de plus en plus forts, assurés, en même temps, à l’unisson, rebondissent, se cognent, s’exagèrent l’un et l’autre, s’agrippent au mur, dans chaque anfractuosité de la pierre et du crépi cloqué. Se tiennent là, se retiennent. Et que chaque été reprendra, au même endroit de la pierre. Se souviendront. C’était en telle année, tel été. L’été des chaussures noires. L’été des robes à manches trop courtes. L’été du petit chien. L’été des fins d’après-midis de tourne-disques. Et c’était là.
Sur les deux vantaux rectangulaires, chacun divisé en trois carreaux carrés, s’impriment des reflets différents vus à travers les imperfections du mur de plâtre blanc de l’entourage de la fenêtre : à gauche, le carré le plus haut est rempli de la masse dense des sapins bordée d’un rai dentelé de ciel — que l’on verrait en réalité sur la droite, si on se penchait par l’ouverture, avec les multiples variations de ses verts —. Celui du milieu est saturé de l’opacité du bois et l’image est zébrée, en plus clair, par des coulures de pluie salies sur la vitre — . Dans le carré du bas s’emmêlent les herbes hautes du talus avec les taches de quelques fleurs — marguerites principalement, quelques boutons d’or presque fanés — déformées par les bulles du verre irrégulier.
À droite, le carré du haut évoque une plaque photographique ancienne et très pâle d’un arbre frêle découpé sur un grand carré de ciel clair, que le vol d’un vol oiseau vient de traverser. Celui du milieu renvoie une partie du vantail de gauche ainsi qu’un morceau du vallon qui s’étend au pied de la maison sur la droite, et le dernier carré reprend l’emmêlement des herbes, vu sous un angle différent. Les deux tiers des reflets sont envahis par l’ombre de l’habitation allongée sur le talus gazonné.
Mais le vent ou l’intervention d’une personne manœuvrant les vantaux — les ouvrant ou les refermant — pourrait modifier sensiblement la vision.
Chacun des carreaux est cerné d’une bande de mastic de ton caramel qui porte des fissures à divers endroits. Un examen attentif y distinguerait ici ou là, une ou deux marques larges d’un pouce avec toutes ses empreintes digitales. Sur l’une des bandes, un manque révèle un petit clou sans tête planté légèrement de biais dans le cadre de bois.
Une peinture claire a dû recouvrir la fenêtre, mais la teinte a presque totalement quitté le support, la matière colorée ne s’incrustant plus que dans les rides multiples du bois devenu gris, durci par le soleil de la belle saison, les pluies et la neige des hivers.
La baie, en s’ouvrant, a fait jouer la voilure délicate et collante de toiles d’araignée sur tout le pourtour du cadre et les insectes noirs et pattus ont reculé prestement dans leurs loges. De nombreuses mouches et quelques guêpes, petits cadavres secs aux pattes recroquevillées, gisent sur l’appui étroit.
Dans le dernier fragment on perd la fenêtre (on s’en éloigne avec les deux inséparables) puis on y revient (on a hâte d’y revenir). Je me demandais si on ne pourrait pas davantage jouer sur ce va et vient en multipliant/démultipliant/cassant/reprenant/éclatant ce long fragment en plusieurs qui garderaient une plus solide unité/un équilibre au texte – interrogation qui m’est venue à la lecture/relecture du texte. Merci pour la sollicitation de nos oreilles (le frémissement annonciateur)
Merci beaucoup Cécile Marmonnier pour votre lecture et vos conseils précieux auxquels je vais accorder grande attention.. mais, ce(s) texte(s) réunis un peu arbitrairement ici, devraient pouvoir se réinsérer dans le projet de « Faire un livre ». Mais pourquoi pas… les « éclater »…
Votre réponse m’intéresse Françoise parce que j’imaginais aussi établir un lien entre « Progression » et « Faire un livre ». Affaire à suivre donc. Merci !