#P7 Antonia (prononcer paresseusement la dernière syllabe, en diérèse, comme s’il y avait deux l entre le i et le a)



variation 1

La fenêtre de la petite chambre nord de chez l’Antonia est une discrète position de vigie. À gauche, la vue rassurante sur l’arrière de l’auberge des quatre-routes. On pourrait toucher l’ardoise gris-bleu sombre des murs et des toitures qui se détache sur un nuancier de verts dominant. Au premier plan, le pré. En deuxième ligne, l’écran des hauts sapins de la montée vers le vieux village. À l’arrière, le chaos de la ripisylve ordonné en bouquets. Au fond, les pentes du versant nord de la vallée mangent un ciel éteint.

Le pré en pente douce est le dernier indice d’une activité pastorale délaissée. Les grosses limousines rousses et les laitières normandes ne marquent plus de leurs sabots le sol gras. Les hautes herbes atteignent pour certaines un bon mètre. Les délicates ombelles blanches des carottes sauvages dominent un parterre de graminées, plantains, origans et marguerites. Les touches lilas et parmes des salicaires et des eupatoires trahissent une résurgence en bas de la pente, où prospère une touffe de saule informe aux rejets innombrables.

L’eau afflue dans ce creux de fond de vallée et confère à la végétation une luxuriance presque menaçante. De toutes essences et de toutes tailles, les arbres structurent l’espace, rendent indistinct le relief, dissimulent les habitations. Les murs et les toits sont colonisés par des petites fougères, des mousses généreuses, des lichens plats. Les lianes sauvages – clématites, houblons, tamiers – enlacent les supports à leur portée, poteaux électriques, téléphoniques, taillis et branchages, et finissent par s’entortiller sur elles-mêmes, suspendues dans le vide. 

Seule la rumeur patoisante des eaux sombres, amplifiée par l’écho de la vallée, laisse deviner le cours de la rivière à quelques dizaines de mètres. Rythmique des galets de granit et de gneiss noircis, tintement cristallin des schistes polis, déchirement des flots en de multiples cascades sonores.

variation 2

Les notes boisée de l’humus, l’odeur âcre de la terre, le parfum piquant de l’ortie remontent le long du mur crépis, pénètrent par l’embrasure et envahissent la chambre. Elles font plonger au ras du sol, à hauteur de musaraigne ou de cloporte. Les entremêlements des vivants et de la matière y sont plus sensibles qu’un peu plus haut, dans le monde aérien. Le grand brassage du minéral, de l’animal et du végétal, l’un ingéré et généré par l’autre, et inversement, encore et encore. Les frontières sont poreuses du sol au sous-sol où règnent les systèmes racinaires entremêlés et les mycéliums agiles. La matière est enrichie de lambeaux et de déjections, malaxée et digérée par les lombrics, aérée par les galeries des insectes, perforée par les nids des rongeurs, creusée par les tanières de quelques grands mammifères. Un sol animé, assemblage complexe de composés organiques réduits en substrats pour s’entretenir lui-même.

A propos de Benoit Pinero

Aime à voir, aime à entendre, aime à lire, aime à écrire.

10 commentaires à propos de “#P7 Antonia (prononcer paresseusement la dernière syllabe, en diérèse, comme s’il y avait deux l entre le i et le a)”

  1. comment on entre dans le pré, l’eau la rivière, toutes les choses vues, comment on entend l’écho de la vallée, et puis cette suite de photographies comme des peaux du passé, quel beau travail d’écriture et de lumière

    • Merci infiniment pour ta lecture attentive Ana. J’ai pris mon temps avec cette approche de Gracq (auteur que j’adore), un peu impressionné. Le texte décrit de mémoire ce paysage familier. L’image s’est imposée quand je suis retourné voir cette fenêtre par laquelle je n’avais pas pris le temps de regarder depuis 25 ans…

  2. Les photographies de ces variations sont très jolies et le vocabulaire utilisé dans ce texte est très beau, très imagé. Une jolie plongée poétique. Merci.

    Antonia, une amie que je viens de perdre car la mort l’a emporté, aurait beaucoup apprécié vos mots.

    • Chère Clarence, je suis à la fois triste et heureux que cette proposition « s’accorde » à la disparition de votre amie. Cela me fait penser à ces hasards étranges du très beau livre de Vinciane Despret « Au bonheur des morts ». Une ode au dialogue avec les disparus et contre le travail de deuil que nous impose le discours « psychologisant ». À nous, les vivants, de les faire vivre autrement.

  3. Par effet de mimétisme, je m’attendais à trouver la variation 2 fragmentée comme la variation 1 et comme la série photographique qui invite par sa richesse à multiplier encore les variations. Je suis trop gourmande de mots et de couleurs. Merci pour ce bel ensemble.

    • Merci Cécile, j’aurais pu passer des mois sur cette proposition Gracq et du coup, j’ai pris du retard sur la suite ! J’avais une idée de départ qui était de faire disparaître le point de vue du narrateur en adoptant celui du vivant. Je suis donc parti d’une description assez classique pour évoluer vers quelque chose de plus décentré, où le paysage devient animé et pas seulement une entité regardée. Work in progress… Et les photos se sont imposées dans cette quête comme un contrepoint.

  4. Est-ce que tu lis à haute voix tes textes ? En effet à la lecture, j’ai hésité pour savoir où poser l’accentuation, où ralentir, ou accélérer. Et donc je me suis demandée comment tu procédais pour entendre le rythme.

    • Très bonne question ! Disons que c’est un rythme intérieur assez intuitif. Je n’ai pas fait l’expérience de lire ce texte à haute voix mais ma voix intérieur me dit que ça fonctionnerait. La variation 2 est sans doute un peu plus difficile à lire car j’y expérimente ce point de vue du vivant dont je parle plus haut.

  5. En effet Benoît, tu as pris un pari très différent du mien — richesse de la proposition. Là où j’ai cherché à procéder par petites touches, tu dresses presque déjà une fresque, à laquelle répond dans la variation 2 cette attention au vivant, à la loupe. La série de photos est superbe, et donne un mystère allusif à l’ensemble. J’aime ces diverses tonalités, et je retiens cette phrase : « Seule la rumeur patoisante des eaux sombres, amplifiée par l’écho de la vallée, laisse deviner le cours de la rivière ». Ce serait intéressant que tu essaies d’autres variations.

    • Ha le patois de ma rivière ! Merci infiniment Laure, pour ta lecture. En réalité, tout ce que j’écris depuis le début de l’atelier constitue une série de variations sur ces paysages, ces lieux et ces personnes du cœur de mon enfance.
      Je ne suis pas dans « Faire un livre » mais j’ai cette idée de constituer un récit fragmenté par les textes et les images.