Lundi. Dans l’encadrement de la fenêtre, je prenais soin, machinalement, de passer le balai sur une toile d’araignée. Depuis plusieurs semaines, j’imagine la même araignée reconstruire sa toile chaque fois que je la détruisais. Chaque fois que les brindilles de paille de riz dévastaient les fils fragiles de son logis, l’araignée devait recommencer sa tâche avec la patience d’une première fois. Si l’animal est doué de pensée, qu’est-ce qui pouvait bien passer par sa tête à ce moment-là ? Était-elle en proie à une forme de légitime colère à cet instant ? J’ai arrêté de détruire cette toile, je me suis dit qu’on pouvait bien cohabiter. J’ai essayé d’imaginer le degré de solitude de cet animal. Avec mes repères d’humains, bien sûr.
Mardi. Réveil nocturne. Assez fréquent chez moi. Sur ma table de chevet, les villes invisibles d’Italo Calvino m’attrapent au retour d’une visite aux toilettes. Il y a des livres comme ça qui possèdent une aura. Ils sont enveloppés d’un rayonnement qui induit le lecteur avant même qu’il ne l’ouvre. C’est un phénomène hypnotique sauf que là, l’induction tient dans l’ouvrage lui-même et n’arrive pas par les mots d’une autre personne. Les dialogues entre Marco Polo et l’empereur mongol me renvoient à deux solitudes qui se confrontent. Je me rendors dans la ville d’Adelma (les villes et les morts 2). Je me rendors souvent dans la ville d’Adelma. Il est un personnage de roman qui pourrait peut-être vous expliquer pourquoi…
Mercredi. Mon araignée se porte bien. Je vois dans ses vibrations une danse de remerciements. Je lui réponds qu’il n’y a pas de quoi. L’araignée est seule même si, parfois, une proie lui tient compagnie. Du coup, je suis allé voir mes abeilles. J’ai une ruche pas loin de ma maison. Je me suis déguisé en cosmonaute et je suis allé les voir. Les cadres sont gorgés de miel en cette saison et malgré les températures élevées, ça bosse dur là dedans. C’est fabuleux l’activité d’une ruche. J’aperçois la reine avec sa tâche bleue sur le dos. Voilà une mère entourée de tous ses enfants, des dizaines de milliers. Ce pourrait être le contraire de toute forme de solitude. Oui, mais la reine vit plusieurs années quand l’ouvrière meurt après cinq ou six semaines. Condamnée à voir mourir tous ses enfants qui se comptent par centaines de milliers au terme de sa vie. N’est-ce pas là, au contraire, le degré ultime de la solitude ?
Jeudi. Nouveau réveil nocturne. Depuis plusieurs mois, lorsque je me réveille au milieu de la nuit et que je sens que le sommeil est parti en goguettes sous d’autres cieux étoilés, je m’enfonce dans le fauteuil de mon salon, je prends mon ordi portable sur les genoux et je me mets à écrire. Un truc comme de la poésie, très souvent. « Le grand combat » d’Henri Michaux (dans L’espace du dedans) m’accompagne, son combat entre les mots qu’il invente est une porte ouverte sur un univers de sonorités, de rythmes et n’est pas porté par leur sens. J’adore cette plongée en plein coeur de la nuit. Je ne sais pas s’il existe d’exercices solitaires qui m’éloignent autant de la solitude.
Vendredi. Sans doute à cause de mes réflexions animalières du début de semaine, un ouvrage me revient en mémoire. Dans « Un an dans la vie d’une forêt », l’auteur (un biologiste nord-américain) visite un petit espace d’un mètre carré au coeur d’une forêt primaire dans les Appalaches. Toujours le même endroit, plusieurs fois par mois pendant une année entière. Il pourrait y avoir du Perec dans cette démarche. La richesse des histoires qu’il raconte, éclairées par les connaissances de ce scientifique, est vertigineuse. L’infiniment petit rejoint l’infiniment grand. N’est-ce pas là, encore une fois, l’expression la plus aboutie de la solitude ?
Samedi. Nous avons dormi dans une chambre d’hôtes au coeur de la Drôme provençale. Superbe endroit, patronne sympathique et diserte. Elle nous raconte une histoire très curieuse. Celle d’un couple de sexagénaires dont l’homme était en fin de vie. De façon évidente, il avait décidé de mourir dans l’une de ses chambres. Pas un suicide, juste y attendre la mort qui rôdait alentours. Loin de chez eux, loin des leurs. Dans une totale solitude. Si la mort est le chef d’oeuvre de la solitude, qu’en est-il des derniers jours, des derniers instants qui la précèdent ? Est-il nécessaire de commencer le voyage avant même le dernier souffle ?
Dimanche. « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace ». L’incipit de « Cent ans de solitude » me promet un voyage grandiose même si je ne suis pas sûr de vouloir partir si longtemps.
Subitement, j’ai eu envie de voir beaucoup de monde.
Humour-poésie-fantastique, divagations exploratives, exploration d’écriture… effectivement, tout ça transparaît bien au fil de ces 7 journées ; fil de la solitude également de jour en jour – celui tissé par l’araignée rebelle ? 😉
Merci. J’ai la solitude éphémère. Comme l’est la toile de l’araignée, au final.
C’est fou cette plongée dans la vie des autres, les solitudes des autres…Il n’y a que l’écriture qui permet cela
C’est vrai qu’imaginer qu’on entre réellement dans la solitude des autres semble assez effrayant. Et imaginer que quelqu’un (ou quelque chose) plonge dans notre solitude ?
Très beaux textes ! Plusieurs solitudes attrapées par la toile de l’écriture. Ceux de l’araignée et des abeilles, emprisonnées dans leur propre façon de vivre, sont ceux que j’ai préférés. Merci !
Merci pour ces quelques mots. Je ne m’explique pas pourquoi j’ai été attiré par ces solitudes animalières. J’essaierai de creuser cette piste…
J’ai adoré vous lire.
Vous avez la solitude féconde.
Merci pour votre temps.