#P6 Seule en jours

 » dans une lumière grêle peut-être mais pénétrante «  Franz Kafka – Journal

Dimanche
« Il faut que la pointe des doigts frôle les talons » dit la voix de l’écran.  Au plafond la boule chinoise oscille. 
Plus tard dîner dans le jardin. Eux et moi. Leur couple au long cours. Son pragmatisme. Elle dit souvent: À quoi ça sert ? Verbatim est un mot qu’il prononce. Je saisis la viande. Cuisiner pour m’abstraire. Des moucherons remontent  des canalisations.  Plus tard en posant la pile d’assiettes la dernière se brise sous le poids des autres. L’aspect poreux de la cassure est comme un bruit d’ardoises frottées à faire grincer des dents.

Lundi
Visite à D. dans cette cité d’artiste où il travaille et vit. I. nous rejoint, ses yeux très bleus quelque chose d’une vierge Romane. Je l’imagine en pierre. Il y a ce trou quand elle parle — sa prémolaire en bas à gauche a été arrachée —le visage s’y engouffre. Ses traits, ils sombrent. La voir alors comme un trou dans une bouche. D. pointe ses mains en direction du mur de l’atelier quand il veut expliquer que son champ visuel n’ira plus au-delà de soixante degrés. C’est à cause de l’opération. Les pommes de la nature morte on dirait qu’elles tombent. Trous noirs. La tête. Le tableau.  Les dents.

Mardi
Une tache bleue. La serviette sur la table ? le  dossier d’une chaise? Odeur de beurre qui cuit (rissoler peut-être un verbe plus juste). La lumière de leurs visages. L’une puis l’autre. Cette douceur qui rassure. Conversation à trois légère comme la pâte des crêpes qui se déposent devant nous sur la table. Nous nous levons. Si nous devions nous embrasser je devrais me plier. Disparité burlesque des tailles. Je me vois sur la photo de classe, la tête et le buste ils dépassent.
La perspective d’entrer dans la lumière l’a transfigurée, comme déposer les années qui sillonnent sa peau.  Comme un replis du temps pour quelques heures. Demain elle va tourner. Je dis : Maman tu dois te reposer. Elle rit d’être celle qui va mourir en manteau de vison sur un lit  médicalisé. Je la quitte pour attraper mon train. La probabilité de voir les portes se refermer juste avant de monter.
À l’arrivée gagné vingt euros au grattage où bien était-ce le jour d’avant ?

Mercredi
Une fraction de seconde, nous nous regardons. Sa tête coiffées de feuilles. Je l’implore de rester. Photographier sa trace. Et l’odeur des chevaux. Les corneilles. L’orvet mort. Rentrer me pèse. Je ressens la fatigue de marcher.
L’entassement de papiers, de livres. Une valise ouverte. Je me couche tout habillée sur le drap de lin qu’il m’a envoyé par la poste. Des tâches de rouille. Un A brodé tiré d’une malle. Ce drap qui porte l’histoire d’une vie.  
Avant d’éteindre il faudrait pouvoir fermer la fenêtre cependant que se lever s’avère dangereux. S’il était possible de voler ? Ce n’est pas le bon jour pour vérifier. D’ailleurs il fait nuit.

Jeudi
Longue marche avec elle vers le château de la chasse. Sa frayeur devant le serpent elle veut pourtant le regarder. Pour passer il faudra l’enjamber. Elle refuse d’avancer. Je lui propose de faire un vœu et de sauter par dessus. Un jeu d’enfant : nos pensées magiques.
Veille de départ, l’angoisse de partir. Je cherche partout une chose dont je n’ai pas connaissance. Une clé? Un livre?

Vendredi
« Elle a eu un accident de voyageur. C’est très grave » Je me réveille sur cette phrase.
Retirer deux choses de la valise. Le bruit des mouches quand elles volent.
Avant de franchir le portail je cale une perche de bambou sous la vigne qui pend.
La douleur à l’oreille est violente. De l’eau dans l’air. En quelques heures l’autre rivage. Nous jouons avec l’eau. Nous dînons sous les guêpes. L’homme apporte  du marc de café qu’il fait brûler sur la table. Nous nous touchons.

Samedi
Avant sept heures le bouillonnement des draps, leur blancheur cireuse. La mer encalminée, C’est chez Kafka que je l’ai lu pour la première fois ce mot Encalminé — Le chasseur Gracchus. Il s’est installé dans ma tête. Lui, ce mot. Comme : Fouillis. Trou, Mâcher, Rien…
Deux pins, ils penchent. Un voilier sans voile comme un cavalier sans tête.
Petit déjeuner dans la grande salle dallée. L’air remonte par la baie (devant la baie ouverte mangeant des baies gares aux guêpes si tu baies). Renversée sur le dos elle butine. Sa mandibule en marteau piqueur frappe la chair. Elle prélève un morceau de porc plus lourd qu’elle; s’envole avec peine, louvoie puis disparait par la baie avec sa prise, comme ivre. La femme d’à côté celle qui broyait hier soir les pâtes de homard dans ses mâchoires me sourit. Sa robe du matin comme une montgolfière rose.
Sommeil intermittent. Dans la semi obscurité la première marche de l’escalier flotte. J’arrime mon pied au rebord des marches carrelées.

Dimanche
La peau piquetée de tâches brunes. « Pêchée du jour, oui ». Les bottines blanche de la poissonnière une grande femme avec un accent qui se prolonge dans ma tête. L’iIalie peut-être ? Elle retire l’os de seiche, elle tire la peau, elle lisse le morceau avec sa paume. J’imagine la douceur de ses mains.
L’odeur de la sauge et du basilic quand le jour se levait. Ce bureau à l’écart qu’il me prête et m’y trouver aussitôt bien. Posé l’appareil photo, l’ordinateur,  la pléiade tome III des œuvres de Kafka. Le manuscrit de Colia « Ils tombaient », des nouvelles qu’elle veut auto-éditer. « Pour aller au bout d’un geste, elle me dit. Moi, toute seule, et finir quelque chose, elle me dit. Elle a changé le titre de sa première nouvelle : L’abribus, c’est mieux. On se relit, on s’entraide.
Les traces sur la vitre et le dehors devient tableau.

A l’instant où j’écris dimanche c’est mardi il est 6H54. La brume saisit le paysage.  

A propos de Nathalie Holt

voilà ! ou pas

17 commentaires à propos de “#P6 Seule en jours”

  1. « La brume saisit le paysage » C’est toute l’émotion de la vie qui saisit votre lecteur, votre lectrice. Merci Nathalie Holt. Merci de nous immerger ainsi.

  2. tellement affectueuse (ou sensible aux affects) (des détails (coquilles)) et aussi ici :
    est-ce mieux ?
    L’aspect poreux de la cassure est comme un bruit d’ardoises frottées à faire grincer des dents.

    faut voir – le drap de lin comme un suaire au a brodé (magique) – et aussi (j’aime ces hasards) j’ai trouvé le Bacchus du Caravage dans mes dispersions (il sera dans la 10)
    (on remercie donc, comme de juste)

    • vraie fausse coquille … Merci Piero il me semble que c’est mieux . Gracchus/Bacchus en faire chanson?

  3. Je suis touchée par toutes les sensations que l’on traverse en vous lisant et des émotions et souvenirs qui s’éveillent. Merci

  4. forcément touchée, amusée aussi… et troublée, et cette histoire de drap, et s’imaginer le tableau du dehors