#P6| Où tout se désassemble

"Quand le monde était de cinq siècles plus jeune qu'aujourd'hui, les événements  de la vie se détachaient avec des contours plus marqués. De l'adversité au bonheur, la distance   semblait   plus   grande ; toute   expérience   avait   encore   ce   degré   d'immédiat et d'absolu qu'ont le plaisir et la peine dans l'esprit d'un enfant." Johan Huizinga, l'Automne du Moyen-Âge

1.Semaine

Dimanche 18 juillet
Ils sont plusieurs à avoir eu des tiques. Le tire-tiques circule. Dans la salle de bain, j’ausculte mon corps. Un point noir sur la peau de la cuisse. Je regarde. Comme un petit corps enfoui à l’intérieur de la peau. Ce n’est pas un grain de beauté… Je retire mon pantalon. Je regarde ma cuisse. Le point noir a disparu. Était-ce une tique ? La tête enfouie au creux de la peau. La persistance de cette image. Comme un élan de tendresse de l’insecte envers le corps qui l’abrite. Le malaise et le dégoût : la tête enfouie au creux de la peau, la tendresse de la tique.

Lundi 19 juillet
Des heures de route depuis Limoges jusqu’en région parisienne. Au bord de l’autoroute, le parc des Bruyères, une grande butte, des jardins partagés, et la trace d’un squat. Les voitures à pleine vitesse roulent sans bruit sur les phalanges noires des jardiniers du dimanche.

Mardi 20 juillet
Avenue de Flandres, il y a eu la silhouette d’un homme grand, très maigre qui tenait son pantalon. Il s’est arrêté pour uriner le long d’un arbre à quelques mètres de moi. Paris l’été, Paris demain, ville désertée. Et puis ceux qui restent.

Mercredi 21 juillet
Longue marche entre le XIXe et le XXe arrondissement. Soudain, quelque chose s’apaise, quelque chose atterrit. Les sons sont plus doux. Je ralentis. La rue Pixérécourt. Vivre là : peut-être ?

Jeudi 22 juillet
On s’agite, on s’agite, on construit, mais que reste-t-il de la singularité, de l’originalité ? 10% de nos réactions ? Notre singularité, notre course à l’authenticité, et la façon même que nous avons d’y aspirer, ne sont encore qu’un construit social, banal, convenu dans sa routine et aussi dans ses marges… J’ai dîné avec une amie. ll y avait des spaghetti à la vongole.

Vendredi 23 juillet
L’appartement se situe rue de l’Olive, proche du métro Marx Dormoy, au deuxième étage, sur cour. Une femme fait signe de la fenêtre. Les communs sont décrépits. L’escalier est en bois. Le bâtiment encadre la cour. Il est bas pour un immeuble parisien. Sur la boîte aux lettres, des noms du monde entier. La femme a quatre-vingts ans. Elle vend, elle ne peut pas rester. Elle a vécu ici 43 ans, seule.

Samedi 24 juillet
La façade immense de cet hôtel de la Bourboule, six étages, et aux derniers étages, la lumière qui traverse les vitres crevées et la charpente au toit en allé. Il fait grand soleil.

2.Seule quelque part

Dehors le vent, dedans le bourdonnement du ventilateur. Les draps, la couette sont emmêlés. Dans la chambre, le toit est incliné et le plafond bas. A travers le velux, la lumière se diffuse. Sous le velux, c’est plus clair. Au-dessus, derrière le velux, est la forêt. Sous la forêt, est le sol. Sur le sol, sont les insectes, et parmi les insectes, les coléoptères. Il y avait hier, sur un sentier, un coléoptère orange et doré. Il avait une carapace comme poinçonnée de motifs, une armure de parade. Sous le sol, sont des trous et de l’eau circule depuis des milliers d’années entre des couches de sédiment. La roche granitique est fendue, écrasée. Elle remonte et s’incline et dans l’inclinaison, l’eau se déverse en une grande cascade. Au-dessus du velux, l’air est plus frais, les mouvements de l’air sont fluides. Sous le velux, l’air est plus chaud et faussement immobile. Il circule pourtant. Et sous la peau, le sang circule aussi. Au cœur de la poitrine, il y a une sensation, le creux de l’os, le plexus. Les matières sont mi-artificielles, mi-naturelles, les murs sont lisses, d’une teinte entre le violet et le gris perle. Ils sont juste derrière les orteils. Les orteils sont cachés par l’écran de l’ordinateur. Ils sont croisés derrière l’écran, et derrière encore, il y a des murs à la couleur indéfinie, et dans la peinture de ces murs, il y a des pigments. D’où viennent-ils ?

Des souvenirs de fusain… Le fusain, le bâton noir entre le pouce et l’index, frottait le papier et traçait des dessins autrefois, esquissés rapidement dans un moment de distraction. C’était un dessin machinal, toujours le même. La perspective était inexistante. Il y avait le fusain, le petit bâton noir, encadré par le pouce, l’index et tout le corps qui se déployait sans point de fuite. Le corps était étalé derrière une main gigantesque, des doigts ombrés, déformés, aux articulations osseuses.

C’est que j’aimais les matières, les végétaux, les roches, les plis, les replis.

Cette chambre toute en longueur est au dernier étage d’une maison. Le matelas est ferme, l’oreiller moelleux. Le corps s’y incruste. Dans le matelas, dans l’oreiller, fourmille et s’entrelace et se tisse toute une vie invisible, un écheveau de textile, mailles, acariens.

Il y a quelque part ce qui perçoit, ce qui assemble, ce qui désassemble, ce qui circule. C’est un espace, c’est un regard, c’est une instance, ce n’est pas tout à fait un corps, c’est au-delà d’un corps.

Mon corps s’en va descendre, où tout se désassemble.

Ces lieux, ces espaces, ces instances sont nombreux, de fragmentation, d’unification, décomposition, et liaison. Une salive intérieure, une salive psychique lie souvenirs, particules, sensations. Un filet d’encre goutte et se déploie sur un buvard gigantesque.

L’araignée tisse et patiente. Elle perçoit, elle est elle, elle est le fil et son élasticité, elle est le centre, elle est l’entour, elle est ce qui se cogne contre la toile. Au centre de la toile, elle est ce qui se fige, ce qui oscille. Le long fil transparent, maillé, capte et diffracte la lumière, contient et déploie.

Sur la surface moelleuse du matelas, à la surface de la peau, derrière les yeux, au bout des doigts et au-delà, sous le sol des forêts, et par-dessus aussi, ça tisse, ça compose et décompose… C’est un mouvement d’accueil et de préhension, invisible et secret, de régurgitation, de diffraction aussi.

L’araignée est translucide au centre de la toile, tissée du même fil. A la lumière, elle disparaît.

Codicille : allongée sur un lit, allers retours et vaguelettes du bout de mes orteils vers d'autres mots, d'autres œuvres : Ronsard, Huizinga, Julien Salaud... Manquait le temps pour étirer, décaler vers l'ailleurs, l'insaisissable et puis, le rigolo... 

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?

2 commentaires à propos de “#P6| Où tout se désassemble”

  1. Je pensais que l’araignée pourrait ressembler à l’écriture….elle contient et déploie….merci pour ces reflexions aussi sur le statique le mouvement.et la lumière…Bonsoir Marion!

    • L’araignée, c’est plutôt l’instance qui perçoit… dans un monde où la perception conduit à dissoudre l’identité, ce qui fait qu’elle n’est plus araignée, elle est l’araignée et la toile et ce qui est tout autour. Elle n’est plus non plus dans la perception active, la préhension,mais dans l’accueil, et in fine dans une forme de respiration, inspiration, expiration. L’écriture peut en être le résultat. Bon voilà à quoi a mené la partie II de l’exercice P6… il y avait d’abord le journal puis la description du fait d’être seule et in fine écrire… Être une araignée dans la même matière que sa propre toile. Peut-être un peu théorique, je ne sais pas.