Dimanche 18 juillet
Je termine les couleurs de C sur lesquelles je travaille depuis des mois. Vers 16h30, juste après le dernier enregistrement de la dernière page, je dis j’ai fini et c’est une dissolution instantanée, faire plus est une idée impensable. Après avoir dit j’ai fini, mon corps est gourd, les yeux ne voient plus rien. C’est une fin qui ne serait pas plus radicale si je tombais dans un coma profond ou mourais d’un arrêt cardiaque. Je suis finie est la véritable sensation ressentie.
Lundi 19 juillet
À cinq heures du matin, en fermant la petite fenêtre au-dessus du lit, je veux réveiller les voisins à la tondeuse. Je pense : il faudrait que les gens comprennent ce qu’ils ne comprennent pas ! Qu’advienne une catastrophe naturelle : une inondation comme en Allemagne, mais sans dégât matériel, sans mort. Ce serait une inondation de conscience. Par exemple, ici, tout le monde saurait que le karaoké se pratique dans un lieu insonorisé, et non portes et fenêtres ouvertes toute la nuit. Je ne me rendors pas, ouvre un polar de Fred Vargas où il est question d’un crieur qui annonce, place Edgard Quinet, le retour de la peste.
Mardi 20 juillet
En haut d’un très beau village, après avoir dîné plus bas sous un parasol trop grand qui gâche le plaisir du ciel ouvert. En passant devant l’église, je vois sur la droite une très belle maison qui vient d’être rénovée, c’est récent, je connais bien le village et je ne l’ai pas vue avant. Le long de la façade sont garées deux berlines noires neuves, une Mercedes et une Audi que j’imagine être aux propriétaires de la demeure parce que la porte d’entrée et les volets de la bâtisse, sûrement XVIIe, sont en PVC anthracite. Ils auront voulu assortir leurs huisseries à leurs véhicules. On permet et on encourage l’assassinat de la beauté médiévale. Je ne suis pas loin de hurler toute seule dans la nuit.
Mercredi 21 juillet
Assise dehors près de la Dordogne dans l’espace-bar d’un restaurant sur une chaise haute gris foncé en plastique tressé, comme on en voit aujourd’hui dans le mobilier outdoor. Il y a quatre chaises autour d’un tonneau, ça forme un ensemble décalé. Des touristes, à gauche, déjeunent sous une tonnelle en vigne. Côté rivière, des canoés jaunes et rouges glissent dans le sens du courant avec dedans des couples qui se laissent aller sans trop parler. Il y a un peu d’air à cet endroit, et je bois une bière Grinbergen apportée par un jeune serveur, très jeune, beaux yeux, belle peau d’un brun que l’on dit noir par commodité, mais qui n’a rien du noir. Le noir n’est pas une couleur de peau, c’est une couleur de tableau d’école, de plastique d’ordinateur ou d’appareil électronique. Le blanc non plus n’est pas une couleur de peau. Aucune peau blanche ne déjeune ou ne travaille autour d’une peau noire.
Jeudi 22 juillet
Je remonte le courant en marchant avec de l’eau au-dessus de la taille. C’est assez difficile, car je suis peu musclée, trop légère, le courant m’emporte, alors je mets les bras comme si je ramais et, au moment où mon bras droit s’apprête à entrer dans l’eau, j’aperçois une forme longue sous la surface qui va forcement me frôler, peut être me mordre ! Je crie, emballement cardiaque instantané avant de réaliser qu’il s’agit du reflet de mon bras… illustration de la corde que l’on prend pour un serpent. Lorsqu’il est vu pour ce qu’il est, le serpent disparaît à jamais alors que nous croyions fermement à son existence. Je pense à Ramana Maharshi.
Vendredi 23 juillet
La marque qu’a laissée la gourde mal refermée sur le siège passager en tissu. Elle sort de la voiture en tenant sa gourde vide et en disant qu’elle a dû mal la refermer, ha mince y’en a partout, c’est pas grave, ça va sécher, elle ouvre la portière et passe la main sur la tache d’eau comme si cela pouvait faire une différence. Je pense qu’elle a toujours l’air de débarquer d’une colonie de vacances en attendant que commence une boum carambar.
Samedi 24 juillet
Je me recouche à midi après une nuit de trois heures. Je suis installée dans la chambre d’amis en bas où il fait plus frais qu’à l’étage. Les enfants des voisins jouent dans la piscine, la plus jeune crie énormément, leurs bruits résonnent dans tout le hameau. Les cigales s’activent, elles aussi. J’attrape sur le bureau le recueil de John Fante chez Christian Bourgois, édition 2013, trois romans : La route de Los Angeles, Bandini, Demande à la Poussière. Le premier raconte les débuts de l’écrivain Bandini. Le roman a été fini en 1936, publié après la mort de Fante, dit la préface. C’est tellement drôle que je dois m’endormir avec un sourire idiot accroché à la figure. À mon réveil, il y a beaucoup de mouches à cause de l’orage, je n’ai plus du tout envie de rire, j’ai oublié Bandini sans savoir si quelque chose — quoi ?—l’a remplacé durant le sommeil. Des mouches, peut-être.
c’est plein, c’est vivant, c’est vrai, c’est incarné, c’est mutin
Merci Marion, c’est sympa ton retour 🙂
Oui incarné, c’est bien dit. Et j’aime quand l’écriture cherche l’incarnation (plus que le jus de tête)
Merci, Danièle, d’être passée par-là. C’est toujours un plaisir de te lire. Et pour ce qui est de l’incarnation, voilà un mot vibrant au coeur. 🙂
Je partage les premiers commentaires ! j’ai particulièrement apprécié le récit du reflet du bras dans l’eau et qui fait écho (mais je peux me tromper) à votre précédent texte P5 que j’ai lu hier et beaucoup apprécié aussi mais pas pris le temps de commenter. Merci
Haaa merci, Marie ! Oui, c’est vrai pour le reflet, illusion parfaite qui fait écho à l’expérience de « réalité » vécue, et très maladroitement retranscrite (car impossible) dans l’exercice Artaud. C’est super de voir les liens, grande attention de ta part 🙂
J’ai beaucoup aimé. Je ne sais, là tout de suite, pas le justifier. C’est dur de vouloir tout expliquer 🙂
Merci Rebecca !
Je suis en train de lire le tien où tu épuises le texte… il me semblait que c’était sur le L6 qu’il fallait épuiser… on s’y perd un peu et c’est tant mieux, ça nous fait des surprises, découvrir un texte juste un peu à côté de la consigne est encore meilleur 🙂
J’avais un doute et en reprenant mes notes: la mention épuiser le texte arrive avant mes notes sur #L6 😀 Bref, vive les surprises alors 😉
Oui, on plonge avec toi, on ressent le serpent aussi, on lit Fante ou un Vargas qu’on a déjà lu.
On manque aussi de sommeil, on est en train de tomber… avec toi !
Superbe… beaucoup aimé…
Ravie de ton passage et de ton retour, Françoise. L’exercice me plaît tant que j’ai décidé de commencer à noter comme ça les impressions qui remonteront. Ce sera un très bon exercice de petites notes hebdomadaires, sans recherche autre que le garder trace.
🙂
Belle lecture. Vivant et « incarné » qui semble faire l’unanimité. Merci pour l’idée de continuer cette espèce de journal à rebours.