À mon bureau, vers la mi-journée.
Le soleil oblique, organisé par les volets entrouverts et les montants de la fenêtre, pose des formes géométrique sur le plateau de mon bureau et sur les pages de mon cahier. En allant trop vite, je les ai pensées jaunes, ces taches lumineuses, car le soleil (depuis quand ?) est jaune. Convention de dessins d’enfants. Si je les observe réellement, elles sont de la couleur de la surface que la lumière exalte : marron clair sur le bois du bureau (quelque chose de doré comme un sous-bois d’automne), blanc sur l’étagère du bibus bon marché qui se trouve à ma gauche (un blanc intense qu’il est difficile de fixer longtemps), vert et lie-de-vin sur la tranche de deux dictionnaires serrés sur l’étagères, parmi d’autres livres. Les zones restées dans l’ombre (ou les parties, ou les secteurs : vocabulaire de la découpe, de la séparation) ne sont pas non plus uniformément grises ou noires.
Le soleil a déjà tourné. Il a quitté mon cahier. Il souligne maintenant le bord de la fenêtre, son coin inférieur gauche, attire mon regard au-delà de la vitre sur le mur rosâtre, sur l’arbre que j’entraperçois au-delà par l’échancrure entre le volet et le mur. Il glisse vers le bord de mon bureau, comme s’il allait tomber en cascade, déborder, s’écouler, se répandre. Qui, « il » ? Le soleil ? Son rayon ? Son faisceau ? Sa lumière ? Le soleil ne glisse pas. Ce qui glisse, c’est la langue, quand elle passe de la description scientifique d’un phénomène à son expression commune.
À cette heure la rue est calme. J’entends midi sonner au loin. Ou plus exactement, j’entends un bruit de cloche d’église affaibli par la distance, et je me dis : « Tiens, il est midi. » Et alors que cette expérience sonore m’est si habituelle qu’elle n’évoque d’ordinaire rien de plus qu’un repère dans le temps, et une satisfaction, peut-être même un sentiment de sécurité lié à la permanence, à la répétition de souvenirs de jours calmes de mon enfance, de jours de campagne, de jours de vacances, elle déclenche aujourd’hui, non pas au moment où je l’ai entendue, mais maintenant, quand je la couche sur le papier, un souvenir d’un autre type, les douzes coups d’horloge de La cantatrice chauve de Ionesco, et la réplique « il doit être cinq heures » (ou neuf, ou huit, je ne sais plus).
Si j’observe ce souvenir avec la même attention que la couleur des polyèdres solaires, je me rends compte que je l’ai cru d’un autre type parce qu’il est littéraire, et qu’il ne vient pas directement de l’expérience sensible, mais il est pour moi tout aussi répétitif que le son des cloches, et pareillement lié à l’enfance, tant les tirades de cette pièce étaient souvent cités dans le rez-de-chaussée de banlieue de mes premières années, où l’on n’entendait peu l’écho des églises. La banlieue de mon enfant était aussi rouge que le soleil est jaune.
Le calme, sinon le silence, est revenu baigner la pièce autour de moi. Les bruits de la ville sont lointains, assourdis, peu nombreux. Je suis seule dans cette pièce. Seule avec le tic-tac d’un réveil derrière moi qui, si j’y prête la même attention que précédemment, ne prononce pas ces syllabes-là. Le premier temps est plus aigu et plus fort, le second est plus sourd. S’il fallait opérer une transcription phonétique, j’opterais pour une consonne plus proche du p que du t, et l’alternance des voyelles serait plutôt i/o. Mais il est malaisé (et malvenu souvent, sans doute pas nécessaire) de transcrire des sons inarticulés avec des lettres de l’alphabet.
En tout cas le temps passe. L’heure tourne. Le soleil glisse. La lumière coule à flots. Je couche des mots sur le papier. La prochaine fois, j’essaierai de les faire découcher.
J’aime beaucoup « Le soleil ne glisse pas. Ce qui glisse, c’est la langue, quand elle passe de la description scientifique d’un phénomène à son expression commune ». La langue qui représente, interprète, selon un pays, une culture. En travaillant l’écriture, on voudrait oublier les expressions communes. Pas toujours facile de prendre conscience des automatismes. Bien vu.