…vous voyez ce que je veux dire… elle répète …vous voyez n’est-ce pas… elle nous regarde, nous voyons ses yeux, ce qu’ils disent, mouvements en zigzag pour attraper le visage qui céderait, qui parmi nous tendrait une brèche …vous voyez ce que je veux dire… on ne s’était pas préparés à reprendre son fil, le tisser de nos yeux, elle s’était arrêtée comme au milieu d’une nuit, de quoi ça parlait, juste avant le trou, comment retrouver sa phrase de points tendus …vous voyez… nous voyons ses regards danser, nous encercler, tendre des lignes autour de nos tailles, cordes au cou, on veut quitter, parler d’autres choses, lui dire d’arrêter c’est-à-dire poursuivre au lieu de nous demander la suite …vous voyez ce que je veux dire, n’est-ce pas… ses yeux implorent, répètent la question comme inutile réponse, ses yeux créent un nous auprès d’elle, un nous voyeur voyant, sa langue tourne sur les mots, sa langue couteau tranche la phrase et nous la tend, elle surveille la suite, quelle bouche parmi nous voudrait bien finir à sa place, mâcher à sa suite, sucer ces syllabes comme sorbets, nos mines suspendues à l’élan de son arrêt …vous voyez… nous voyons ses lèvres supplier, elle s’est arrêtée trop tôt, comment voir ce que nous n’avons entendu, ce qu’elle retient, ce qu’elle ne donne pas à voir, on pourrait parler d’autre chose mais personne pour se lancer …ce que je veux dire, n’est-ce pas… nous devons dire pour elle, deviner ce qui lui échappe qu’elle empêche, le voit-elle, s’arrêter en bordure de pensée elle le fait tout le temps, patauger dans ses absences, nous précipiter dans ses choses, nous arracher à la langueur de l’écoute passive …ce que je veux dire… trous qui arrêtent, pensée qui hoquète, on devrait parler à sa place, compléter les phrases, notre attention suffirait, qui de nous la sauvera aujourd’hui, nous évitons de nous regarder, nous comptons sur un autre de nous, un de nous cèdera, finira par céder, la rattrapera, ce n’est pas l’aider que tenir cette béquille …vous voyez ce que je veux dire… tu vois toi non ce que je veux dire… un autre de nous plus complaisant que nous, il ne devrait pas, il se prépare déjà, l’air autour de lui tremble, comment la pensée précède la parole son corps l’annonce, on se replie nous autres, on est soulagés, l’un autre de nous répondra, on sourit de patience retrouvée, on ne saura pas s’il a raison, s’il voit ce qu’elle veut dire, on ne veut pas vérifier, on aurait pu aussi, si seulement, avec plus de mots on aurait pu, plus de détails, elle abrège toujours, se tait trop vite, d’autres sujets comme vagues se recouvrent, parler beaucoup, se troubler et nous tester, quelle empathie, l’aimons-nous assez, si nous l’aimons nous verrions sans qu’il lui soit nécessaire de dire …voyez ce que je veux dire… on devrait se suffire de ce peu et voir, écouter serait voir, voir ce qui ne s’est pas encore dit, elle parle à nouveau, nous n’écoutons plus, occupés à regarder les lettres, ses mots voltiger, voir ce qui se dit qui se taira très vite, se préparer au prochain rébus …vous voyez ce que je veux dire… elle le fait toujours, on pourrait voir la suite tue, on n’oserait pas, comment être certains de ne pas la trahir, la consoler, tragique dans ces ruptures de flux, quelle vision l’arrête, que voit-elle à en perdre les mots, ...tu vois ce que je veux dire… la sauver de l’indicible, l’un de nous attrape les points suspendus, il cesse de l’entendre pour voir et dire pour elle …oui je vois, je vois… il parle vite vite pour ne pas voir son regard effaré, sa bouche, la langue arrêtée et c’est vrai, on dirait qu’il voit, qu’il la voit.
Si beau !
merci Lamya !
Superbe! Je ne pourrais plus avoir recours au « Vous voyez ce que je veux dire? » avec la même légèreté qu’auparavant
merci, oui… je vois ce que vous voulez dire 😉
je me pose la question aussi!
c’est comme une respiration avec décélération et accélération, au bord de l’essoufflement
merci Cécile, j’aime l’image de la respiration, essoufflement merci
Fort d’avoir fait surgir un texte hors parodie ou ironie . Poignant!
merci et merci d’avoir relevé l’absence parodie et l’ironie, ça me touche
C’est remarquablement angoissant et terrible. Mais la fin, le moment où c’est aux mots mêmes qu’on donne réponse, (tout le reste, c’est des solutions, pas des idées : s’imaginer qu’on peut répondre à autre chose qu’à des mots, je veux dire), c’est digne de la fin d’une analyse.
« aux mots mêmes qu’on donne réponse…
digne de la fin d’une analyse »
Emmanuelle ta lecture ouvre de nouveaux espaces, je relis et la pensée poursuit son chemin, merci très fort pour ces déploiements