Tu vois? Tu vois ! Non mais, tu as vu? Est-ce que tu vois vraiment?
Les yeux écarquillés sont posés sur toi, sa bouche est pendue, encore ouverte, tu es prise en otage. Et puis c’est si clair sur ces billes sans paupières, ses yeux submergés de ça. C’est plaqué dans le regard, tendu vers toi, dans l’attente d’une approbation. Tu vois, tu vois? Qui attrape de l’intérieur, demande plus qu’une acceptation mais l’investissement total du corps et de la conscience, un arrachement de soi-même pour se mettre à la place de l’autre. Tu vois? Qu’est-ce que ça coûte? Toute désarçonnée par son insistance, la solidité dans laquelle est ancré son appel, tu prononces sans réfléchir, par automatisme : Oui, bien sûr. Comme on dit amen. Oui, je crois. Vaincue?
Mais as-tu vraiment vu? Vois-tu vraiment? Était-ce une capitulation par politesse ou poussée par l’envie d‘être tranquille, d’arrêter là ou bien était-ce sincère, un réel partage? Cette vision, ce constat, sont-ils également tiens? Puisque tu ne pourras pas voir — c’est impossible — comme elle le voudrait, comme elle-même en a fait l’expérience.
Il y a cette distance. Tant d’effort pour rendre cet écran sur les deux yeux lisibles comme si tu pouvais voir de l’intérieur, du fin fond de cette conscience qui n’est pas la tienne, de depuis derrière les orbites qui matérialisent ce qui te sera pour toujours insaisissable ne fait que creuser la distance. Quelque chose ne traverse pas. L’impossibilité de voir comme l’autre, et si c’est le cas contraire cela n’a pas besoin d’être dit. Le formuler a pour effet d’annuler, d’atténuer cette compréhension mutuelle duquel on ne saura jamais vraiment sa composition, ce qu’il contient de commun et de différent, et de quelle manière. Se persuader soi-même que l’on voit, que l’on a vu, de façon identique, comme un miroir, n’est-ce pas le début d’un mensonge infligé à soi-même? Le refus du malentendu permanent dans lequel nous flottons.
Cette eau, c’est le sang de l’autre, qui ne peut rentrer en toi, ton coeur ne saurait le pomper une seconde fois, mais par contre glisser sur ta peau, te noyer, ça oui, il le peut. Avant de boire la tasse, ferme la bouche, ouvre grand tes yeux, mets-y toute la lumière, toute la compassion, aucun pli qui n’indiquerait le doute, fais-toi lisse et rassurant avec la distance d’une Madone. Doux et plat comme un galet.
Rester tranquille, ne pas heurter ni faire de barrage à ce courant inarrêtable qui, en s’accumulant sur tes fragiles pierres les pousserait finalement, jusqu’à t’immerger pour de bon. Oui laisser couler l’eau c’est mieux. Quand le niveau n’est pas trop haut après tout, cela ne dépasse pas les mollets, et ce barrage finirait de toute façon par s’écrouler, les pierres te tomberaient sur la gueule puisque tu es de l’autre côté. C’est un effort vain que de dire que tu ne vois pas.
Répondre : Non, je ne vois pas, l’aurait forcé à t’expliquer, à faire affluer davantage de mots, avec plus de puissance encore, irrigués par la frustration et le désir de te donner tous les éléments et arguments possibles jusqu’à ce que les mots venus trop tardivement restent vains. Il y a quelque chose à calmer, autant laisser couler dès le début, au risque de n’être que peu convaincant, un peu hypocrite, mais tout de même rassurant. Oui j’ai vu, tu n’es pas seule.
Regarde-la, qui lance des harpons de toute part pour trouer ton impassibilité, déchirer cette couche qui l’enferme et vous sépare, sens le poids de ses efforts pour te ramener à elle, pour être moins seule, ne pas se noyer dans l’indifférence et la solitude de ce constat, de cette certitude qui la ronge, l’emplit et ne ferait que déborder. Déborder sur toi.
Laisse couler. Tu peux même t’allonger dans la vase gluante, quelques centimètres d’eau à peine, qu’est-ce que c’est après tout?
Et puis rappelle-toi. Tu sais ce que c’est, tu l’as connu toi aussi, ce besoin de prendre à parti, de donner un peu de cette aberration qui est la tienne. Tu vois? Tu as vu? Qu’il est doux de s’entendre dire : Oui. Sagement, docilement. Oui. Quel soulagement. Oui j’ai vu. Un tronc d’arbre auquel s’accrocher dans le torrent qui emprisonne. L’intérieur peut s’apaiser, la bouche se fermer doucement, peut-être même esquisser un sourire bien qu’un peu triste. Car quoi de pire que d’être le seul à avoir vu ? À être plein de ce voir, abandonné à celui-ci, pris comme ça de l’intérieur.
Ce « Oui, je vois » — plus pour sauver l’autre de sa détresse que pour la chose en elle-même — est comme une feuille, qui s’éloigne sur l’eau aussitôt que tu l’y as déposé, elle glisse, vous la regardez en soupirant.