Ça tombe à point nommé quand la langue fait défaut — du pain bénit pour l’aïeule qui vécut au village jusqu’à vingt ans, parlait une autre langue à la maison, avait appris à ne jamais s’apitoyer sur son sort, à toujours rentrer la peine au-dedans (ça s’échappait la nuit pendant son sommeil et ça donnait des lamentations effrayantes). Cette parole prête à l’usage était bien commode, une manière de dire élégante à l’abri des feuillets roses du petit Larousse, locutions et proverbes, l’aïeule était alors certaine d’éviter les fautes de français. Avec les proverbes elle accompagnait, elle réprimandait, elle consolait enfants et petits-enfants, ses faiblesses bien cachées derrière ces phrases qu’elle trouvait pleines de bon sens. Elle en a transmis l’usage à sa fille qui à son tour s’est cramponnée aux formulations désuètes, On ne peut pas être et avoir été…(face aux assauts du temps), j’ai le creux de la main qui me démange, c’est signe d’argent (quand il venait à manquer). Parfois elle atteignait des sommets, Fais du bien à un marin, il te chie dans la main, la grossièreté surprenait mais il lui fallait bien ça pour redescendre des tours. Si l’une de ses filles peinait à résoudre une difficulté, qu’elle venait à s’en plaindre alors elle recevait un Aide-toi le ciel t’aidera plein d’emphase, ça n’a jamais aidé personne ces phrases toutes faites opposées à la peine, et si par malheur la petite tentait la riposte la mère assénait Ça te passera avant que ça me revienne. La petite se demandait alors ce qui allait revenir, un peu inquiète, et ça la faisait pleurer. Il y avait une certaine griserie à sentir les larmes en roulade sur les joues, pendant que la mère s’était rangée du côté de la colère — parce que ça tient mieux debout la colère et le chagrin c’était trop pour la mère — alors ça tombait du ciel comme une gifle, impitoyable, cinglante, Pleure tu pisseras moins !
Ca me rappelle un ami qui utilise souvent des formules toutes faites usées jusqu’à la corde en français. Mais je pense qu’il serait plus à l’aise s’il s’exprimait en alsacien avec les expressions imagées humoristiques propres à ce dialecte.
La dernière va si loin dans la solitude renvoyé du corps – on se prend presque à imaginer qu’elle pourrait être vraie – la fin en gifle et corps pleurant – est terrible, le titre – ambigu – complète le tableau, tout le texte est comme un carnaval de têtes, entre grotesque et terreur, cette consigne peut remuer loin,
Merci chère Catherine pour ce regard qui tombe si juste, ai tellement hésité à prendre cette voie…
Quel beau texte sur une lignée de femmes, sur la transmission du langage et aussi d’une forme de dureté.
!Il m’a beaucoup touchée et fait sourire, (me rappelant sans doute mon père, grand pourvoyeur de formules lui aussi : « tout acte comporte en soi un début d’habitude », « la maladie arrive au galop et repart à petits pas » etc.)
Merci Béatrice, vraiment touchée, c’est bien une affaire de transmission, tenter en souriant de couper ces branches
oh merveille Caroline… on l’entend (pour moi elle a pris une voix masculine et un petit corps sec avec une canne… et le « chie » ou le ‘pisse » ma foi pourquoi pas, c’est naturel et ça fait image)
Chassez le naturel il revient au galop !
merci de donner à entendre, mères et filles (plurielles oui), et tout ce qui ne s’entend pas, encore plus sonore
merci Gracia, ces voix que je ne peux me résoudre à taire…
Ça laisse pantoise, cette aridité que seules les larmes sauvent. Mais je vois aussi le pipi-caca de ces expressions. Moi aussi, fascinée par l’idée que larmes et urine étaient d’une même eau, qu’il n’y avait qu’une seule eau qui pouvait sortir par des voies si différentes : les yeux, la bouche, les aisselles, la peau, toute la peau, et bien sûr l’entrejambe, d’où viendraient d’autres formes d’eaux, rouges ou opaques. Ce florilège n’est pas sans me rappeler la version mauriennaise du Far fetched anglais (dont la traduction idiomatique la plus courante : tiré par les cheveux, abolie, quel dommage, toute idée de distance et de perte de temps consécutive) : « se lever tard et aller chier loin font une journée de rien » (elle sonne encore mieux en patois). Et la parole tue le jour qui sort par les rêves la nuit, à voix haute, cela aussi convoque des souvenirs d’une autre génération, une aïeule marmonnant ses prières toute la nuit dans le même lit qu’une petite fille terrifiée, la voix nocturne puissante d’un vieux veuf depuis la chambre conjugale… Bref, chère Caroline, tu touches au corps tabou de la famille par ce biais des expressions figées, mince paravent de feuilles roses du terrible.
Oh Emmanuelle, qu’il est fort ce retour, merci merci, toujours ébahie de ces mises au jour de ce que je ne comprends pas toujours au moment de l’écrire