L’histoire. J’avais très mal au dos. Quand j’avais 12 ou 13 ans, déjà, je me souviens de crises dans mon lit où je me tordais de douleur. Et puis plus tard, au détour d’un faux mouvement ici, d’un effort mal considéré là, voire sans que j’en détermine exactement la raison. J’avais très mal au dos, au point de me décider d’aller consulter un spécialiste, un chirurgien neurologue. On va l’appeler Charles. Très connu, Charles, paraît-il. Pas par moi. Je suis entré dans son cabinet, Charles ne m’a même pas regardé. Avant que j’ai pu m’asseoir, il m’a demandé de raconter. Alors je lui ai dis. Quand j’avais 12 ou 13 ans… Et c’est là que Charles m’a sorti la sentence assassine : Pour le début, on verra ça à la fin. J’avais très mal au dos, alors j’ai commencé par la fin. J’ai obéi, pas l’humeur, j’avais très mal au dos. Mais j’ai pensé. Et puis, j’ai eu moins mal au dos et j’ai pensé de plus en plus.
Pour le début, on verra ça à la fin. De ces sentences qui tombent comme une condamnation à vous taire. Ou plutôt qui vous ordonnent de parler dans le cadre très serré établi par votre interlocuteur. Un interrogatoire. On vous dit que vous n’y connaissez rien aux histoires, même si c’est la vôtre. En plus de faire montre d’un manque de considération, d’une absence totale d’empathie. J’avais très mal au dos et Charles, sans relever le nez, s’en foutait. Juste un mécanicien, un foutu mécano véreux, prêt à vous changer toutes les pièces de la bagnole pour faire gonfler la facture. Votre bagnole, Charles s’en fout, ce que vous avez vécu avec, Charles s’en fout. Charles veut juste faire son boulot sans se prendre la tête.
Pour le début, on verra ça à la fin. C’est idiot comme phrase. Ça entend de commencer par la fin. « Alors que le cercueil descendait lentement dans le caveau familial, l’épitaphe apparaissait progressivement sur la tombe : Quand il avait 12 ou 13 ans… » Commencer par la fin, c’est juste un autre début. Un mauvais début, en plus. Alors, Charles condamne tous ses interlocuteurs à changer indéfiniment les débuts de leurs histoires. Pour le début, on verra ça à la fin. J’aurais dû commencer directement par la fin. Il m’aurait fait changer mon début et alors, j’aurais pu raconter enfin mon histoire comme je le voulais. Quand j’avais 12 ou 13 ans…
Charles devait être un piètre narrateur. « Alors il lui dit : accroche toi au pinceau, j’enlève l’échelle… » Voilà comment débute une blague racontée par Charles. Lors du dîner que sa femme organise avec les membres du Lion’s Club tous les samedis soirs, Charles ne peut pas s’empêcher de raconter sa blague, entre le dessert et le verre de poire (ou serait-ce entre l’apéritif et l’entrée ?). Tous les samedis soirs, ses amis se regardent et se disent que Charles possède d’autres qualités que celle de raconter des histoires drôles. Et ils rient, forcément. Ce que Charles prend pour un satisfecit, alors il s’engaillardit et en raconte une autre. Puis une autre. Et encore une. Et il recommencera le samedi suivant.
Charles a-t-il un jour réussi à lire un livre ? A part un annuaire ou un catalogue des 3 suisses ? Pour le début, on verra ça à la fin. Quand on connaît le nom de l’assassin, il faut avouer que l’intérêt du roman policier s’estompe assez vite. Sans sel, l’histoire n’a plus de goût. Charles vit sans sel, comme un insuffisant cardiaque. Mais il y a sans doute quelques livres qu’il a pu apprécier. Je pense à la nouvelle fantastique de Francis Scott Fitzgerald « La fabuleuse histoire de Benjamin Button ». L’histoire d’un homme qui naît vieux et qui rajeunit avec les années. Un livre très ordinaire pour Charles. En fait, tous les autres livres doivent ressembler à ça pour lui. Et puis il y a les mangas, aussi. Ces bande-dessinées japonaises qui se lisent en feuilletant le livre à l’envers, à notre envers. Mais il est peu probable que Charles et ses amis du Lion’s Club apprécient les mangas.
Changer l’ordre des choses ? Pourquoi pas. La révolution, l’anarchie. Un monde sans médecin, sans malade, un monde sans type comme moi qui ont mal au dos.
J’aurais peut-être dû commencer par là.
Wow, pas tres envie de rencontrer Charles, quel portrait ! Mais j’aime beaucoup ton texte.
Merci. Très touché.