« Ah Merde ». J’ai loupé mon bus, ces deux mots libèrent un air comprimé qui m’oppresse légèrement la poitrine, ils devraient être accompagnés d’un grand souffle, je me sens mieux, les gens à l’arrêt de bus sourient. On est tous contents, je prendrai le suivant. « Merde… Ca fait longtemps. Saleté. » Je me sens obligé d’ajouter à mon mot des qualificatifs, autrement il ne serait pas à la hauteur du drame. S’il restait seul ce mot, on pourrait me le reprocher, ce serait déplacé, face au drame il faut être dramatique. Le drame lui, il continue son œuvre, il fournit son malheur, mais attention, il faut être à la hauteur. La personne qui m’écoute esquisse un petit sourire de circonstance, elle me comprend, elle partage mon émotion. « merde. » Sa femme l’a quitté, je me retiens de sourire en disant ce mot. Il n’est pas antipathique cet homme, mais il m’a toujours pris un peu de haut, alors, ce n’est pas vraiment une mauvaise nouvelle. Je vois dans l’œil de celui qui m’écoute un léger doute, mais il n’ose pas me demander d’approfondir. « Merde ! » La colère est là, l’envie de frapper n’importe quoi. Il faut évacuer cette tension de notre corps. Le sang bat dans nos veines, le langage est un exutoire. Ils me regardent tous, les yeux pleins de reproches. Quelles que soient les circonstances, ce n’est pas acceptable, on vous donne tort, alors on est encore plus en colère. Les gens ne sont pas toujours très psychologues. « Merde, merde, merde, merde. » La frustration, l’impossibilité, l’empêchement, ce monde de contraintes, tout ce qui ne fonctionne pas comme il faudrait. Les spectateurs attendent un peu plus de tenue, allons, tout de même. « Merde. » Celui-là, il ne sort pas de ma bouche, il est pour moi, je n’aurais pas dû dire cela, c’est trop tard. Ces mots qui blessent, ils ont été entendus. Je vois leurs traces sur l’autre. Je peux essayer de me rattraper, de les atténuer, mais c’est comme un coup, il y aura un hématome, je peux peut-être dire un « je suis désolé ». « Merde. » C’est ma réponse. Pourquoi répondre, pourquoi rentrer dans ce ping-pong verbal, un mot peut suffire, il suffit de bien le choisir, l’autre me regarde interdit. Merde? J’apprends du neuf, c’est le premier mot qui m’est venu, je me suis fait surprendre. La petite dame en face, elle est contente, elle ne s’attendait pas à un tel succès. Elle sait que j’apprécie son commérage, elle se grandit, elle en rajoute, pour une fois qu’elle a un bon public elle en profite, elle rallonge le ragot.
sais pas si j’aurais pas préféré grosse rumination monobloc sans l’éclatement des gras… mais ça percute !