Dans le genre expression qui ne veut rien dire, mais qui en dit tellement à la fois, il y en a une que j’utilise souvent « j’suis un peu au bout de ma vie, là ». Alors non, je ne suis pas sur mon lit de mort, agonisant et attendant de pouvoir dire au revoir aux miens dans une dernière étreinte… je suis juste fatiguée, le corps décalé de ce qu’il est censé faire, dire, remarquer… et je veux juste qu’on prenne en compte cet état pour pardonner mes approximations, mes mots mal choisis, sans avoir besoin de m’excuser, soyez sympas.
« J’hallucine ! non mais c’est vrai quoi, quand on voit l’état du monde, y’a de quoi devenir dingues ! et puis tous ces gens qui croient aux théories du complot… faut arrêter la parano ! et le monde politique, on en parle ? »
On parle, c’est vrai, à tort et à travers, comme si les mots ne voulaient plus dire ce qu’ils sont sensés dire. On en parle ? posé comme une question, alors que je n’aurais pas le choix que de t’entendre en parler, puisque tu es parti en roue libre (comme on dirait en vers libre pour parler d’une poésie qui s’affranchit de toutes les règles). C’est ça : la parole s’affranchit de ce qu’elle veut dire vraiment. Au fond (mais au fond de quoi ? et où ?), toutes ces petites paroles disent quelque chose de l’impression, de l’émotion, c’est en-dessous les mots… on cherche juste à savoir si l’autre est encore là, comme lorsqu’on fait mmh mmh au bout du téléphone pour signifier qu’on n’a pas raccroché — pas encore. Et hop ! c’est reparti, la parole est dépensable à milliards sans crainte de se retrouver à découvert. Enfin, je dis ça, je dis rien. Alors voilà, maintenant on annule même ce qui vient de se dire ! On n’assume pas, on se cache derrière son petit doigt ! On ferait mieux de dire qu’on se cache derrière son grand flux verbal, sa logorrhée. On s’habille de mots pour éviter le silence… un peu comme la radio qui tourne en fond, ou comme on scrolle sur les réseaux sociaux.
— Mais je ne veux pas être le réceptacle de vos mots inconsidérés !
— Si tu le dis…
— Mais oui, je le dis !
— Mouais…
— comment ça « mouais » ? c’est oui ou non, c’est tout !
— Mais la vie c’est pas si simple…
— Peut-être, mais si chacun faisait attention aux mots qu’il utilise, on n’en serait pas là.
— Pas là, c’est-à-dire ? où crois-tu que nous soyons ?
— Au fond… je ne sais pas. Peut-être que je suis juste un peu au bout de mes mots.
Codicille : Je voulais partir des expressions « psychiatrisées » (la bipolarité du monde, les trucs de dingues, j’en suis folle, j’en ra-folle, etc) et puis je me suis aperçue que j’en utilise pas mal moi-même, alors voilà le dialogue interne qui en a découlé…
« On s’habille de mots pour éviter le silence. » J’ai beaucoup aimé cette phrase qui résume très bien le texte et aussi l’idée, plutôt que de partir en roue libre, de partir en vers libres.
Merci pour cette lecture attentive. Oui partir… mais sans se perdre! Ce qui n’est pas toujours facile, la liberté est parfois si vaste, surtout avec les mots!
texte au hasard et j’ai adoré. Au début, j’ai pensé « je ne lis pas qqn qui est au bout de sa vie, trop nul », mais j’ai continué et ça devient profond, très profond « parole est dépensable à milliards sans crainte de se retrouver à découvert. » Une vraie expansion ! Bravo !
Merci beaucoup pour avoir tenu jusqu’au bout de la lecture! D’autant que ce sentiment d’expansion est aussi celui que j’ai ressenti pendant l’écriture… donc très touchée par ce retour.