Merde, j’ai pas pris les photocopies, bon j’enverrai Kenza ou Nestar si elle se tient tranquille, allez, on éteint les portables, y aura peut-être Nico en salle des p, hihi, allez, on se range, on est en silence, on avale les chewing gums et les langues, mais madame on va s’étouffer wesh, on discute pas- et le zeugme ?, c’est pour la beauté de la chose- on se met en rang, en silence, s’est coupé les cheveux lui, je ne fais pas rentrer un troupeau dans ma salle, c’est bon ?, tout le monde est en rang et en silence ?, Momo oui c’est toi que je regarde, voilà ça va pour tout le monde ?, voilà, c’est bon, allez vous pouvez entrer maintenant, bonjour madame, bonjour, bonjour, b’jour, bonjour Madame, bonjour Sanaa, bonjour, bonjour, bonjour Damien, bonjour, bonjour,
Vous pouvez vous asseoir, ah non, on attend que Samy nous fasse l’honneur de se lever, voilà, merci, Samy, c’est bon tout le monde peut s’asseoir, merci, je vais faire l’appel en silence, le temps que l’ordinateur s’allume, ça va tout le monde? pourriez-vous nous rappeler où nous en étions la semaine dernière, j’espère qu’ils s’en souviennent parce que là j’ai un trou, bon l’ordinateur ne s’allume pas, il doit y avoir un problème, on attend un peu, alors oui, vous vous souvenez nous avions parlé d’Aragon, et notamment de son roman… oui Aurélien, 1944, la fin de la guerre ou presque, voilà, ça va pour tout le monde ? chut, Kenza redresse-toi, tu ne me vois pas couchée sur mon bureau, mais madame j’ai dormi tard je suis fatiguée, moi aussi Kenza, on reprend, le roman appartient au cycle du Monde Réel, qui montre à travers différents personnages, les différents aspects de la France de la fin du XIXè et du début du XXè, non, Hakim, je n’étais pas née, et ta mère non plus, POLOLO elle a parlé de ta mère, madame ça se fait pas wesh, tu peux le lui dire, je pense qu’on en rira bien elle et moi si elle veut me rencontrer, alors pour commencer, nous allons simplement analyser le premier passage du texte d’Aurélien, la première phrase seulement, donc vous prenez une feuille de classeur et vous écrivez le titre de la séquence, puis celui de la séance, puis vous écrirez cette phrase qui est l’incipit, oui inkipite ou insipite, ça dépend, bon ça va pour tout le monde ? tout le monde a une feuille de classeur ? Allez Lucas, dépêche-toi, je te rappelle juste que Salma n’est pas ta distributrice officielle de papier, bon, on se dépêche, oui c’est un titre, oui c’est un nouveau chapitre, non ce ne sera pas dans le contrôle de jeudi, oui ce contrôle sera noté, non je ne peux pas le décaler, bon, tout le monde y est ? On écrit : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice il la trouva franchement laide », ça va pour tout le monde ?, ici vous voyez, le passé simple qui tombe comme couperet, et l’adverbe « franchement », qui s’étend, il est long, ça va pour tout le monde ? Aurélien, Bérénice, des noms d’empereur et d’impératrice… n’y a-t-il pas quelque chose qui vous choque ? Un mot qui semble intrus dans cette phrase ? Oui, « laide », une rencontre, un homme, une femme, avec des noms qui font rêver à des palais et bam la rencontre n’est pas si belle, elle est même franchement laide, vous suivez, ça va pour tout le monde ? oui, une question ? Quoi Ilian ? mais madame, comment qu’on sait qu’il a vraiment voulu dire ça l’auteur ?
Codicille : j'ai lu un jour Marge Brute de Laurent Quintreau et cela m'a donné envie de faire vivre en un livre, 55 minutes de cours, dans la tête de l'enseignante et autour d'elle, d'essayer de lier ses pensées et ce qu'elle enseigne, et ce qu'on lui dit. Avec très peu de mise en forme. J'y ai repensé pour Sarraute puisque lorsque j'enseignais, j'avais remarqué qu'une des phrases que je répétais le plus était "ça va pour tout le monde ?" Ce n'était pas réellement une question, enfin d'une certaine façon, si. Mais les élèves ne répondaient jamais par la négative, un peu comme le "ça va" inchoactif des rencontres sociales, personne ne dira non, enfin ou alors rarement, et on ne saurait pas comment l'accueillir ce non, enfin pas toujours. Le "ça va pour tout le monde" était pour moi un moyen de remobiliser, en appuyant mon regard sur certains élèves et de me remobiliser moi-même.
Tout un cours dans la tête de l’enseignante, belle idée ! Et toutes ces phrases qu’on répète à longueur de journée quand on enseigne. On s’y croirait. Merci.
Merci beaucoup. J’avais lu quelque part qu’un professeur prenait je ne sais plus combien de centaines de décisions en un cours, j’ai trouvé ça fascinant.
« Bon, on se dépêche, Oui c’est un titre, oui c’est un nouveau chapitre, non ce ne sera pas dans le contrôle de jeudi, oui ce contrôle sera noté, non je ne peux pas le décaler, bon, tout le monde y est ? ». Plus de six décisions intermédiaires, alors quand tu croyais sincèrement parvenir d’une traite à l’étape suivante du fil logique du cours (et ces horribles photocopies). Du vécu !
Merci Lamya pour ce bain de jouvence !
Ceci dit, les élèves sont incollables sur nos tics de langage gestes et postures ! Ils savent très bien nous imiter, ça pourrait même être une amorce d’atelier d’écriture !
Oui! Effectivement ! J’avais demandé un jour à un élève de faire cours à ma place… c’était très drôle, et instructif !
Très chouette! Wesh! J’adore la dernière phrase qui sous ses airs un peu bête n’est pas dénué de réflexion et de charme
Merci wesh, c’est souvent la phrase qui me désarme ! Bien que je sois une convaincue de la critique littéraire… ça me renvoie à chaque fois à un vrai flou.
Wesh wesh! Les enfants ont toujours raison
Je connais cette hésitation. J’ai l’impression de pouvoir tenter une piste de réponse en affrontant la brisure du débat (en veillant à ce que l’élève ne se sente pas humilié dans l’histoire, évidemment) : dire que ce n’est pas la question du critique, qu’un critique ne peut pas se la poser et ne le devrait pas parce qu’il serait dommage de « psychologiser » le monde (ce qui serait aussi infantilisant que dépourvu d’intérêt), quand l’on peut réfléchir avec ce que nous donne à voir un auteur, construire chacun·e nos petites continuités de sens à travers les foultitudes
possibles du monde, et lorsqu’on possède la chance d’en croiser, par les prémisses de suggestion que recèle une écriture qui s’accorde le temps d’exprimer quelque chose ? Autrement dit, que si l’auteur pensait différemment, il n’avait qu’à l’écrire, qu’il y parvienne ou non ne le dispensant pas de penser différemment ? Et que cette apparente « platitute » de la compréhension contrariée engage peut-être la possibilité même de toute littérature …
Et quand l’on a que la demi-seconde de réaction disponible in situ, tenter quelque chose comme la réponse suivante : on ne le sait pas, mais cela ne regarde que l’auteur lui-même (et encore, il n’est pas sûr qu’il s’intéresse tellement à ce qu’il aurait voulu dire en amont de toute interprétation publique, l’auteur) ?
Cela ne m’étonnerait pas d’avoir croisé quelque chose de plus clair de ce genre chez Barthes (Essais critiques I ?) À voir.
Merci pour toutes ces pistes. J’avais l’habitude de leur dire que l’auteur était enterré et qu’on est libre de lire comme on le souhaite. Et puis je les rappelais à leurs propres sms, textos et autres snapchat ou tiktok, à leur propre expérience de lecture/d’écriture adressée. Que ressentez-vous quand vous recevez un « ok » à un message que vous aviez envoyé long de 10 lignes ?
Étrange sensation qui me renvoie à la fois dans la tête du prof et dans celle de l’élève que j’ai été !
Merci d’avoir pris le temps de lire. Maintenant que je ne suis plus prof, je me dis que ce serait le moment d’aller plus loin dans ce texte. Pour refermer le livre.