Il arrive. C’est un couloir long. Anticiper. Il s’approche. Je transpire. Je regarde ailleurs. Pourtant, il est en face. Bonjour, ça va ? Il repart. Pas le temps de répondre : Bonjour à son Bonjour. Il a déjà dit, ça va ? Sans pause, sans interlude, sans entracte. Pas le temps de dire oui, non, comme ci comme ça, la rate un peu trop à droite, l’orteil un peu gonflé. Pas le temps de métaboliser le bonjour, encore moins le ça va, enfoncés au fond de la gorge, laissant leurs stries le long de l’œsophage, puis dans l’estomac, un gros morceau de viande et d’os insuffisamment mâchés.
Je suis prête. C’est un couloir long. Placée au centre, les bras légèrement écartés. La silhouette hissée, le bras tenant la raquette bien haut. Il est au fond du couloir. Trente mètres. Le corps tendu, tout prêt à interrompre, attraper, figer, ramener vers le bas ce Bonjour, ça va ? Bonjour… et smatch! Il accélère, il sourit, un grand sourire large, comme celui d’un enfant. Je réponds à son sourire. J’anticipe. Je déguste. Smatch! Il ne dit rien. Il s’approche, il ne dit toujours rien. Il est tout prêt. Son sourire est immense. Il s’arrête. C’est inattendu. J’abaisse la raquette. Je me détends. Il me met la main sur l’épaule. Il me contourne et poursuivant sa course, le corps en torsion, le visage tourné vers moi, le corps déjà tout en allé à l’autre bout du couloir, puis lève la main comme par provocation. Bonjour ça va ? Il est déjà parti. J’ai l’orteil gonflé! J’ai l’orteil gonflé! Je n’ai rien dit. Je n’ai pas vraiment l’orteil gonflé. Bonjour, ça va ? Puis plus rien. Je n’ai rien dit. J’ai souri. Au milieu de ce couloir, ce corps vide, transparent, qui ne sert à rien, sans entrailles, sans volition, sans vie, affaissé.
Tous les matins. Tous les matins à neuf heures. Je suis en embuscade. J’ai pris un café. Puis un second. Un troisième. Je me suis levée à cinq heures. J’ai analysé toutes les voies d’entrée vers le couloir. Le rythme de la marche. Toutes les chorégraphies possibles. J’entends une voix. C’est lui. Il arrive. Il est là. Il me jette de petits coups d’œil fréquents. Il me montre la paume de sa main quand il s’approche et que je semble prête à parler. Il est au téléphone. Il hoche la tête. Je me poste en face de lui. Il me montre sa paume. Et se glisse de manière latérale. Et en un éclair : Bonjour, ça va ? et il répond aussitôt à son interlocuteur invisible. Aucun intervalle, rien, rien entre le Bonjour, ça va, et l’échange téléphonique. Rien! Un cours d’eau, un fluide. Un long tube de caoutchouc dans lequel circule le fluide. Et mon orteil, mon orteil dans le tube de caoutchouc ? Où ? Où loger mon orteil ? Je serai ton canif, ton opinel. Bonjour et paf! Comment ça va ? Un geyser, ça pissera de partout! essaie voir, essaie voir. Paf! Planté!
Tous les matins. Tous les matins à neuf heure. Je suis en embuscade. J’ai pris un café, un second, un troisième. Je l’attends, le couteau à la main.
Chique coupée, je dis rien
Haha! J’ai dû m’arrêter trop tôt dans le texte, pas le temps d’aller jusqu’au bout avec ce rythme intense de deux textes par semaine, mais cela m’a tant fait rire que l’envie ne manquait pas d’aller plus loin jusqu’aux limites du délire et au-delà.
Cette impression de l’avoir vécue, cette scène (sauf le couteau), ce ça va sans suite et cette obsession. J’ai beaucoup aimé…
Merci! c’est aussi, peut-être, que c’est du vécu… le couteau en moins…