Longtemps une pink lady unique pour repas de midi et quelques verres d’eau dans l’open space d’alors, le fruit de la vie trépidante, du stress permanent, croqué entre deux appels, rouillant sur le bureau entre les coups de dents ; les pommes, dessert invariable des repas du soir en internat dès l’automne, vieillissantes au fil des mois, et dont la peau fripée crissait sur l’émail et collait aux gencives ; l’hiver autour de la tablée familiale, cuites au four, les petites reinettes grises creusées, au chapeau beurré, où l’on plongeait la cuillère avec délectation, la coulée miellée de sucre ruisselant sur la robe dorée, luisante, une caresse, un baiser brûlant sur la langue, une douceur qui se prolongeait dans la gorge ; les quartiers rissolés de golden qui accompagnaient le boudin noir finissant toujours par jaillir de dessous la peau élastique pourtant piquetée, tachant de sa couleur les pommes translucides ; les petites gala légèrement acides mais si juteuses que la première bouchée vous surprenait en giclant aux coins de la bouche ; les compotées de boskoop ; les premières tartes rustiques de canada à la peau granuleuse, confectionnées avec application pour les amis, sucrées à la cassonade, au goût si parfumé, à la chair si blanche ; les granny smith en salade cachées sous les feuilles vertes d’une brassée d’épinards crus, assaisonnées au vinaigre de framboise ; les McIntosh, les belles de Boskoop, les reines des reinettes, roulant dans la poche du manteau, toutes croquées de l’automne à l’hiver, entre deux rendez-vous, assise dans le métro, la pomme que pelait le couteau du grand-père, enroulant soigneusement la peau en une spirale impeccable, fascinante, reconstituée sur un bout de table, debout mais creuse, fantôme de fruit, qui finissait par s’écrouler autour du vide, emportant le vide avec elle dans sa chute dégingandée.
Les yeux sur la pomme d’amour – la pomme d’amour sur l’étal de la fête foraine – les yeux attirés inexorablement par la couleur vive et sa brillance, la main qui s’avance et la main qui frappe. Un petit tour de manège. Les yeux sur la pomme d’amour – la pomme d’amour sur l’étal de la fête foraine – des mains qui se tendent, un fruit lisse et tentant au bout d’une pique en bois, un dessert pour les autres. Regard furtif, envie. Les yeux sur la pomme d’amour – la pomme d’amour sur l’étal de la fête foraine – une petite voix qui réclame, une grosse voix qui menace. S’échapper, repérer toutes les pommes d’amour dans la foule. Elles avancent au rythme des pas des petites filles et des petits garçons qui les brandissent avec fierté, avec gourmandise, avec défi. Elle court, pousse des coudes, arrache leurs trophées aux propriétaires interdits, sourde aux cris de stupeur, d’incompréhension, et aux pleurs. Elle ramasse en un bouquet rouge sang toutes les pommes croquées ou entières, luisantes encore de salive, ébréchées par les dents, à la pulpe fondante comme un cœur bouilli, et les fruits s’entrechoquent, se lézardent, s’effondrent, lui brûlent les mains, et de celle qu’elle croque enfin après avoir longtemps passé sa langue sur ses lèvres, jaillit un flot de liquide rougeâtre qui s’étend à ses pieds, mer à la houle sanguinolente, au ressac charriant des enfants démembrés, des têtes effrayées et une vague de pommes vermillon aux yeux collés à même le fruit, des pommes qui vous regardent, et vous interdisent de les manger.
Magnifique, ces instants pomme, et cette scène finale de voleuse de pommes d’amour… sidérant ! Bravo, Marlen ! Très touchée.
Isabelle, merci !
Texte superbe, réjouissant, appétissant ! Ce fantôme de pomme et cette course folle avec les pommes d’amour volées ! Bravo
Contente qu’il vous ait mis l’eau à la bouche ! Merci de votre lecture.
Vous allez me faire aimer les pommes. Déjà vous me les faites dévorer
Ah ! mais Christophe, les pommes, c’est tout un monde à explorer ! Tant mieux si vous commencez par les dévorer… après vous les goûterez 😉
ah toutes ces saveurs retrouvées, et me souvenir de la déception la première fois que j’ai croqué une pomme d’amour, toute la fadeur du fruit cuit révélée par la coque rouge trop sucrée, depuis la pomme d’amour n’a jamais tenu ses promesses
Ben oui, la pomme d’amour est juste là pour attirer le regard et l’envie des petits enfants, elle n’a aucun goût, surtout quand on aime les pommes… Merci de votre passage, Caroline !
les aime toutes (et le rythme du texte au moins autant) mais garde une prédilection pour la petite cuillère plongée au coeur des reinettes…
Ouiiiiii ! le souvenir d’enfance par excellence !
Bel hommage à tous les « fantômes de fruits », ces pommes éternelles…
Rose-Marie ! merci de ta lecture, à bientôt de te lire !