#P3 | Qu’a-t-on bien pu manger chez Mrs Dalloway ?

Qu’un auteur sustente ses personnages, soit. Qu’un narrateur nous impose leurs commandes au restaurant, dans le menu détail, ou la composition de leurs plats tout faits, ça m’ennuie (Quignard, Houellebecq).

Les soupers ripailleurs des Trois Mousquetaires, avec force volailles, ont un tout autre effet sur ma mémoire littéraire, excès, panache, la cape, l’épée, la plume au chapeau, le dynamisme du muscle, une narration baroque.

Pourquoi dit-on Nature morte en français, et Stillleben en allemand ?

Je n’ai jamais beaucoup lu Rabelais, car la bouche de mon professeur de français me dégoûtait, avec son tombant porcin et ses dents gâtées.

Primo Levi dans Si c’est un homme (ou est-ce un autre témoignage de camp de concentration ?) raconte qu’il fallait se placer judicieusement dans la file pour n’avoir ni le bouillon trop clair du dessus du chaudron, pas assez nourrissant, ni le fond, je ne sais plus pourquoi le fond, ça tourne en rond dans l’innommable.

Dans Jane Eyre, le porridge brûlé, les enfants du pensionnat affamées, la trop maigre tranche de pain et de fromage, le dimanche, les petites soumises au racket des plus grandes.

Je cherche encore, je touille les souvenirs de mes lectures. À la différence de Ryoko Sekiguchi, ce ne sont décidément pas les scènes de repas que j’en retiens. Plutôt les scènes de manque, la description de la faim. Est-ce dans Oliver Twist ou dans Sans famille, ou peut-être dans les deux, que les enfants dans un grenier sordide regardent les autres manger quand ils n’ont pas rapporté un larcin suffisant ? Dans Sans famille, encore, la scène est restée vive depuis mon enfance : la mère a ce jour-là un beau morceau de beurre, elle va faire des crèpes. Le père rentre, réclame son omelette, fait glisser le beurre dans la poêle, faisant fondre dans ce grésillement toute la joie anticipée par l’enfant.

Les verres d’eau à Athènes, dans Le Colosse de Maroussi.

Les Quatre sœurs de Tanizaki, les repas à genoux, à la japonaise, sauf une fois où, obligée de s’asseoir sur une chaise, à la chinoise, la protagoniste se sent tellement mal qu’elle en fait une fausse-couche quelques pages plus loin. Exotisme de l’inconfort.

La tarte à la rose trémière (en fait de la rhubarbe) que prépare la Julia de Daniel Pennac.

La salsepareille des Schtroumpfs, les sangliers d’Obélix, la farine mêlée de poussière de Roule-galette, le petit pot de beurre.

Les riches qui mangent de l’éléphant, les pauvres qui piègent les chats et les rats, pendant le siège de Paris, avant la Commune.

Il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

De vagues souvenirs de romans russes, où le soir est déjà tombé lorsqu’on se lève de la table du déjeuner. Cette bizzarerie, je m’en rappellerai plus tard, en Pologne, quand je constaterai qu’on y déjeune à l’heure de notre goûter.

Dans les Gens de Dublin, la volaille à couper et le pudding à servir. Il y a aussi de la sauce (du gravy ?).

Je n’ai aucune idée de ce qu’on a mangé à la réception de Mrs Dalloway.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.

19 commentaires à propos de “#P3 | Qu’a-t-on bien pu manger chez Mrs Dalloway ?”

  1. Le titre est délicieux, et puis le pudding de ‘Jane Eyre’ me rappelle ma lecture acharnée de ce roman. On a envie d’en goûter plus !

    • Merci Alice ! Je viens de relire Jane Eyre, c’est sans doute pour ça que les détails sont encore précis dans ma tête.

  2. Tiens d’un coup ça m’a rappelé que dans chaque Miyazaki ou presque il y a une scène de repas. Comme il soigne ce moment, depuis la mise à la casserole jusqu’à la mastication, on sent la salive sous la couleur

    • Merci Lisa, en effet, je n’y avais pas pensé, j’ai déjà eu du mal à rassembler des repas littéraires, je n’ai pas creusé les souvenirs de cinéma. Ravie d’avoir fait ta connaissance ce matin !

  3. Génial cette approche littéraire de la gastronomie!
    Bien raison sur le fond, cela me fait penser à ceux qui photographient tous leurs plats au restaurant ( a quoi bon?)
    Obelix… et le gâteau à l’arsenic 🤣

  4. Quel beau titre ! Accrochée, bien sûr. Un délice, ce texte. Merci pour ces évocations et pour la façon si personnelle dont vous les présentez. Là au moins pas un instant d’ennui.

  5. J’avais eu cette idée des affamés de la littérature, mais heureusement que vous les avez si bien décrits. Merveilleux texte !

    • Merci beaucoup Helena. Avez-vous prévu d’écrire sur le même thème ? J’aime bien ces croisements d’un texte à l’autre sur un même sujet, et ce qu’ils permettent d’explorer.

  6. repas de famille littéraire et je ne sais pourquoi à la fin débarquent J.Brel avec ces fins de libations où les hommes s’enveloppent de tabac et puis la Grande Bouffe, tout ce qui se déploie autour des tables de salle-à-manger… (étonnant on ne dit pas pièce à dormir – salle à se laver – mais la mangeaille si !)

    • Merci Jacques, je suis contente que ça ait fait naître d’autres évocations. C’est vrai pour les pièces de la maison, il faudrait creuser ça…

    • Merci Emmanuelle, je n’ai fait que l’effleurer… Cette idée de mettre en perspective ces réminiscences livresque et celles de notre vie est une piste intéressante.

  7. Quelle riche idée d’avoir cuisiné ensemble ces deux propositions de nourriture et littérature — par l’écriture bien sûr, et le suffixe croque sous la dent. Piste intéressante en effet, dont on n’est pas rassasié.

    • Merci pour ce commentaire Claire, en fait je l’ai écrit avant la proposition sur la « sentimenthèque », mais ça fait un bon menu finalement !

  8. Rétroliens : #L7/ Ceci n’est pas un roman d’aventure – Tiers Livre, explorations écriture