Quand la traductrice coréenne Soomi Cho m’invitait chez elle rue des Martyrs, nous regardions des films d’horreur coréens en mangeant des algues, de petits mets redoutables, très pimentés, et nous buvions de la vodka. C’était des nuits à boire, à retourner le monde et découvrir ensemble les films gore de son pays. Je me souviens surtout du terrible Old Boy de Chan-Wook Park. Délicatement, dès que les scènes devenaient insoutenables, elle plaçait un livre (ou une feuille presque transparente) devant l’écran d’ordinateur (ne pas voir les dents arrachées) et je n’avais plus qu’à reconstituer mentalement la scène au gré des cris et des insultes. Inlassablement, Soomi retraduisait chaque parole : les échanges en devenaient profondément poétiques, troubles, suaves métaphores. Elle expliquait chaque référence indomptable qui pliait, se dérobait à la traduction, les mots des poètes coréens. Le lendemain, il fallait raconter le traumatisme de l’exil, et nous parlions de nos langues maternelles, primitives. Me revient aujourd’hui cette idée qu’elle défendait toujours : la langue vient profondément du ventre. Et c’était grisant d’y mêler les odeurs entêtantes des petits plats d’enfance. Toujours le seul qui me revient en mémoire : la farine de blé noir, l’eau, le lait, tout cela très longuement cuit à feu doux dans l’énorme marmite en fonte. Ce qui est recueilli dans la grande cuillère, légèrement envasé où baigne un doux rai de beurre fondu, où suinte une légère traînée de lait, le bol contre l’assiette, et tout ce qui va et vient sous la lente dégustation, c’est indescriptible – l’émotion, la vie recluse dans les Monts d’Arrée, la vie dure, ma grand-mère, tout remonte et se concentre, intense adoration intérieure de ce qui fut la meilleure des nourritures. Aux yeux des autres, de tous les autres, c’était absolument infect, dégoûtant comment tu peux, l’obscène infect, repoussant – et implacablement dit plat du pauvre. Je n’ai jamais réussi à retrouver, malgré tous les efforts de mes amis, de ma mère, à restaurer la moindre nuance, le degré de chaleur, la pincée de tendre, l’amplitude, tout repris dans une quasi exactitude. Ce n’était plus pareil – le ventre oublié, imprenable, ne pliait plus. Alors hier m’est revenue cette expérience de Young sur les électrons. Lancés à toute allure en micro-corpuscules, ils passent à travers les fentes comme des balles, puis interférèrent soudain en ondes ondoyantes insaisissables sur le mur. Mais si on place un capteur (même caché, indétectable de l’autre côté des fentes), l’électron n’ondoie plus, mais se matérialise, devient corpuscule, existence. Comme si l’organe dépendait de la manière dont on le regarde. Se sachant observé, – il prend forme et existe.
J’ai beaucoup aimé la manière dont ce texte voyage dans l’espace et dans le temps grâce à la nourriture ou grâce au souvenir de la nourriture.
Un immense merci à vous pour la lecture Vincent !!! Vais de ce pas découvrir vos textes… Belle journée 😊
Oh que je suis heureux de ne pas être le seul #P3 de cette fin de semaine…!! Merci pour les mystères de ton texte voyageur.
Aah mais oui, ce fut tord- boyaux tord-méninge… Et finalement on en sort rasséréné… ! Merci vif pour la lecture Benoît !! Belle journée 😊
Le traitement de l’immonde, du dégoûtant, il est si important, si intimement lié à la nourriture, à l’absorption. Enfant on le reconnaît franchement : les vers de terre, c’est dégeu, comme les haricots verts.