#P3 Hétérotrophe

D’un côté, la formidable assemblée des gourmets, et de l’autre, chétive et rougissante, la crème des hommes.*

Elles enflent chaque année un peu plus. En formes, en chair, enrobées, rondouillettes, en surpoids, grosses, bouffies, obèses, amorphes, plus se traîner. Cholestérol, diabète 1-2-3, cœurs gras gros, foie idem, avalent combien de cachets, à la vie à la mort. À table, ressasse les souvenirs de table. À chaque service, parle du suivant, chaque déjeuner du dîner. C’est excellent. À l’abordage, abondance, ça déborde. Et puis ça déraille, exploration fibro, gastro, visite endoscopique du profond, pathologie du trop-plein.

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Depuis quelques mois, j’ai la sensation de ne plus pouvoir avaler autant de nourriture qu’avant. Comme si mon estomac avait peu à peu rétréci. Je suis pris d’écœurements soudains qui me font dédaigner ce que, jadis, j’appréciais. Que m’arrive-t-il  ?

Avant, oui avant, je pouvais manger, dévorer viandes et féculents, pousser avec du pain et arroser le tout de quelques verres de vin rouge. Je me portais comme un charme. Mon système digestif devait être rutilant, tout-inox. J’aimais les plats les plus roboratifs. Et par-dessus tout les abats, ce qui avait à voir, de près ou de loin, avec les entrailles. Je les ingurgitais goulument, méticuleusement. Ça oui, je prenais mon pied ! Le petit jésus en culotte de velours.

Un midi, alors que je venais de me régaler d’une copieuse formule entrée-plat-fromage-dessert-café-boisson-comprise-pousse-café-offert, je tombais en arrêt devant une vitrine. L’odeur de fumé incomparable des salaisons. Je ne résistais pas bien longtemps et poussais la porte d’une boucherie-charcuterie tout ce qu’il y a de plus banal. Des effluves de chair animale rassie flottaient, se mélangeaient aux préparations maison. Dans ce bouquet, je distinguais rillettes, poulet rôtis, jambon à l’os, pâté de tête, museau, saucisse sèche et andouille de Vire.

Mon nez musardait tandis que mon œil fut attiré par le contenant d’une bouteille, d’un rouge profond. On m’informa qu’il s’agissait de sang frais de porc. Un produit rare. Plus personne ne tue le cochon désormais. La besogne se fait bien à l’abris des regards, en périphérie de nos villes, dans des usines parfaitement hygiéniques et insonorisées. Les animaux y connaissent une fin bien plus heureuse que dans nos campagnes. Il paraît même qu’on leur raconte des histoires pour les endormir. On sait combien nos industriels sont précautionneux. Mais avec tout ça, le sang frais part dans des camions-citernes vers les usines de boudins…

Je ressortis avec la précieuse bouteille bien emballée. Il fallait faire vite car le sang frais coagule rapidement. Je rentrais sans délai à la maison pour me préparer une douceur de mon enfance, presque un dessert.

La sanquette de tata Mathilde

sang frais, 100 g de lard, 1 œuf entier, échalote et persil, du pain rassis, sel et poivre du moulin

Procurez-vous le sang frais de deux volailles (idéalement du canard ou de l’oie) ou à défaut l’équivalent en sang de porc. Celui d’un nouveau-né peut faire l’affaire.

Hacher l’ail et le persil puis réserver. Couper le pain rassis en dés puis réserver. Faire griller le lard dans une poêle. Battre l’œuf puis le mélanger délicatement au sang frais. Dans un compotier, étaler tous les ingrédients. Recouvrez avec le sang. Salez et poivrez. Laisser reposer au frais le temps que le sang coagule. Dans une poêle bien chaude, faire glisser la galette de sang ainsi obtenue. Cuire 5 à 7 minutes sur chaque face. La sanquette doit rester bien moelleuse et avoir la consistance du contenu d’un boudin éventré. Dégustez chaud sur un lit de salade et d’herbes aromatiques.

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On trouve parfois d’authentiques plats locaux, d’usage courant et de plaisir certain tel ce sang de femme rissolé aux lardons, ail et persil, qu’on appelle «  sanguinette  ». Il s’agit plus d’un exercice intellectuel que d’une habituelle préparation gastronomique.*

* Roland Topor, La cuisine cannibale,1970

A propos de Benoit Pinero

Aime à voir, aime à entendre, aime à lire, aime à écrire.

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