C’est l’objet du quotidien qui attire le plus son attention, toujours ce petit instant de sidération quand chez des ami·es elle ouvre le tiroir des couverts pour saisir un… ou, encore plus oppressant, quand elle appréhende une série alignée de la plus petite à la plus grande, en exposition au-dessus de l’évier. « T’as pas de… ? », non elle n’en a pas. Elle aime voir nettement tranché le fromage cependant.
Souvenir écœuré de la lame qui glisse parfois sur les doigts avec l’économe, en particulier avant ces dîners trop rares, de plus en plus rares où elle invite des ami·es, où elle voudrait les régaler d’amour, de technicité, d’inventivité et de légumes en petits fagots et finit par réinventer surtout le saumon en papillote d’un de ses premiers ex.
Elle hait particulièrement les mandolines, l’objet phare de Top Chef dont elle suit avec passion les épisodes hebdomadaires chaque année, même si elle fait sortir chaque candidat de sa mémoire une fois son élimination passée (une semaine donc) : comment s’appelait-il, déjà ? Sa poubelle mentale est drôlement efficace, programme TV aussitôt mangé, aussitôt chié, son cerveau sait faire de la place !
Ce qu’elle aime, elle, ce sont les emballages sous vide à ouverture facile, expertise infinie du geste d’agrandir l’entaille préexistante dans le plastique, il paraît que notre civilisation ne sait plus utiliser utiliser ses mains, eh bien ce n’est pas vrai, elle a surtout remplacé le vieux monde des gestes amples et longs, où le risque de coupure était potentiellement prégnant à chaque instant, par un environnement sûr de nouveaux gestes précis, rapides, efficaces.
Bon, elle fait une concession aux ciseaux pour faire disparaître le coin des emballages des surgelés Picard particulièrement rétifs à l’ouverture facile. Nourriture pré-découpée / pré-cuite / pré-assaisonnée / préparée par d’autres, elle aimerait regarder un documentaire sur une usine de surgelés, ça doit être passionnant de voir en action ces machines à trancher en grand, ces trucs pour mélanger – des battoirs ? -, et les cellules de refroidissement, mais quelle protection pour les salarié·es ? Se noter mentalement de chercher sur internet si existe un tel documentaire passionnant – passionnant ! -, avant d’oublier totalement deux minutes plus tard ce à quoi elle pensait.
Elle songe souvent à cette expression, « émousser la lame ». Comme si l’on avait agglutiné sur elle beaucoup de mousse, image de cueillette en forêt, exprès pour adoucir le tranchant, avec la patience obstinée du végétal. Pour en étouffer peu à peu la nature, aussi, limer les dents du crocodile, toute capacité à mordre, agresser, tuer peut-être. Elle souhaite à terme embrasser une démarche végétarienne, refuser cette alimentation carnée qu’il faut trancher selon les articulations et, partant, les concepts trop virils, pour préférer le végétal, la cuisson vapeur, le j’te-balance-tout-ça-au-four, et les glissements conceptuels, et les flous sans fin. À chaque fois qu’elle y pense, elle se dit qu’il faudrait que Picard Surgelés propose plus d’alternatives végé pour l’aider dans sa transition alimentaire et épistémologique. Sauront-ils anticiper son désir ?
Beau portrait de l’objet, sans jamais le nommer, agrémenté de quelques digressions avant d’y revenir. Toujours. Merci pour ce bon moment.
Merci Jean-Luc d’avoir pris le temps de lire mon texte !