Ce soir nous sommes seuls pour la première fois dans la maison familiale. Nous découvrons alors un plaisir nouveau, une liberté jusqu’alors méconnue, celle de fixer soi-même l’heure du dîner ainsi que le lieu de sa dégustation. Pas de menu imposé, personne pour dire quand et où manger. Faire ce que l’on veut, quand on veut. Nous grignotons beaucoup de biscuits, et ce jusqu’à nous écoeurer de cookies, petits-beurres et autres madeleines marbrées au chocolat. À la nuit tombée, quand l’estomac commence à gronder pour en demander plus et qu’il n’est plus possible de l’ignorer, nous nous dirigeons en direction de la cuisine. La maison est plongée dans l’obscurité, seules les lumières de la chambre et de la cuisine sont allumées. Les autres espaces constituent une zone de passage en clair obscur inquiétant. Pour faire fuir les monstres et habiter le silence nous allumons la radio. Nous chantons fort par-dessus les morceaux dont nous connaissons les paroles. Nos propres voix emplissent nos têtes, l’articulation des mots et le déploiement de la voix ouvrent l’oesophage. Un échauffement tel ne fait qu’amplifier la faim, et malgré la soif que provoque le fait de chanter, la salive afflue tout de même entre les dents et l’intérieur des joues. Ce soir notre luxe résidera dans une préparation rapide afin de satisfaire le besoin de se nourrir au plus vite. Notre attention se porte vers une étagère sur laquelle sont empilées des boîtes de conserve. Différentes séries identiques sont triées par type. Maïs, thon, petits pois et carottes, salsifis,… Nous choisissons des raviolis à la sauce tomate fourrés de viande hachée. L’étiquette montre des petits coussins jaunes généreusement garnis d’une pâte brune partiellement recouverts d’un coulis au rouge tapageur. Un brin de basilic trône sur le tout, créant ainsi une illusion de délicatesse, de fait-maison, à ce plat que nous savons pourtant fabriqués à la chaîne dans des usines gigantesques où des machines sont actionnées par des personnes portant des charlottes sur leur tête et des surchaussures en plastique. Nous saisissons la boîte tout en haut de la pile de raviolis en conserve. La languette de la boîte est fragile et se détache quand nous tirons dessus, nous amenant à fouiller dans les tiroirs à la recherche d’un ouvre-boîte. Celui-ci est rouillé, car trop peu utilisé, mais suffit à l’ouverture. Compactés, les raviolis ne donnent pas très envie, mais l’odeur acide de la sauce tomate attise les narines et fait gronder l’estomac de plus belle. Nous vidons le contenu de la conserve en la retournant au-dessus d’une assiette, les doigts tapotent légèrement sur le fond. La nourriture chute en un bruit obscène, accentué par l’appel d’air qui résulte de cette masse ainsi délogée du métal dans laquelle elle a été conditionnée plusieurs semaines ou mois auparavant. Nous faisons tomber les quelques raviolis collés aux parois en grattant avec une fourchette. Pour obtenir un surplus de sauce, nous versons un fond d’eau tiède dans la conserve vide, la secouons légèrement et arrosons les raviolis froids de son contenu. Le temps de cuisson varie selon la puissance du micro-onde, dans ce cas précis deux minutes trente suffisent. Un poil plus court que le temps d’un morceau à la radio. Nous sortons l’assiette fumante du micro-onde en tenant les bords à travers un torchon pour ne pas nous brûler les doigts. Nous parsemons le tout d’un peu d’emmental râpé retrouvé dans le frigo. Avec une fourchette nous mélangeons afin de répartir le fromage ainsi que la chaleur, car il arrive que les raviolis du dessus soient bien plus chauds que ceux du dessous. Nous laissons reposer une minute ou deux pour épargner notre langue d’une expérience désagréable en cas de température trop élevée. Pendant ce temps, le fumet qui émane du plat crée une attente qui ravive les fantasmes véhiculés par l’étiquette. Ce que nous avons sous les yeux diffère de l’image sur papier glacé que nous avons jeté au fond de la poubelle, mais pourtant l’envie revient. Le désir pousse à l’impatience, et timidement nous goûtons du bout des dents un morceau de ravioli. La température est parfaite, à peine plus chaude que celle du corps. Nous enfournons un premier ravioli dans notre bouche et écrasons sans difficulté la pâte tendre entre nos molaires, emplissons nos joues de ravioli écrasé avant d’avaler. À la première pièce en succèdent d’autres que nous enfilons par groupe de trois sur la fourchette. La bouillie de viande et la pâte qui l’enrobe forment une substance molle qui, en s’accumulant dans l’estomac vient en combler chaque parcelle de vide jusqu’à donner l’impression que l’organe lui-même est pareille à cette enveloppe épaisse de pâte de ravioli gonflé de l’intérieur comme un oreiller trop rembourré. Dans la bouche la tomate disparait rapidement derrière cette texture qui assèche la bouche. Nous buvons dans un grand verre d’eau fraîche pour nous désaltérer mais voici que d’oreiller le ventre devient ballon. Un mouvement trop brusque fait naître une légère nausée donc nous bougeons le moins possible. Pourtant la fourchette ne s’arrête pas et transfère de l’assiette à la bouche la nourriture comme une oie qui serait gavée par une main extérieure, insensible aux informations de trop-plein envoyées au cerveau par le système nerveux, d’un ventre qui se sait suffisamment colmaté. Notre tête est lourde, ainsi que le reste du corps, celui-ci est avachi sur la chaise comme un sac de sable. Nul besoin de préserver un semblant de bonne éducation quand nous sommes seuls à manger des raviolis en boîte donc nous mastiquons le dos rond, les coudes lourdement ancrés dans la table. Sur l’assiette vide, des traînées de sauce tomate poussent à y promener un morceau de pain. À ce stade reste-t-il encore un peu de gourmandise? Où est-elle donc cette place pour une portion de mie de pain supplémentaire? Le pain terminé nous léchons l’assiette, sans aucune pudeur puisque la solitude nous épargne toute honte à l’égard d’autrui. Le menton heurte la faïence et des taches de tomates parsèment notre menton ainsi les bords de notre bouche sur lesquels notre langue s’étire jusqu’à se faire mal pour glaner encore un peu du liquide sucré. Le regard vaseux, nous sourions seuls, amusés d’être le seul spectateur d’un plaisir coupable dans lequel il fût si bon de se vautrer sans limites, jusqu’à la dernière miette. Le corps est plein, doucement il se lève en s’appuyant sur la table, tout de même satisfait de cette orgie solitaire. Nous abandonnons l’assiette sale — bien que léchée avec le soin d’un chat faisant sa toilette — sur la table et portons tant bien que mal nos membres engourdis jusqu’à notre lit. Allongés, gonflés de toute part, pleins à craquer de l’intérieur, notre tête tourne. Des pensées opaques circulent difficilement, le corps est une enveloppe contenant une masse grise et tiède. Nous sommes devenus un ravioli.
Bravo pour cette espèce de nouvelle « grande bouffe » et pour la phrase finale: nous sommes devenus un ravioli. La solitude, mère d’excès et de débordements…
Merci beaucoup Elisabeth ! Au plaisir