Avec les ponts, les escaliers et les cimetières, l’affinité est évidente. Avec le mille-feuille, faut aller fouiller du côté du ricettario perso. On y remarque d’emblée que les recettes ne se bousculent pas, on ne trouve pas non plus les pratiques quotidiennes – le nombre est restreint, la routine assurée, le temps est compté, la mémoire a vite fait de retenir la préparation simple des mêmes plats basiques – le credo : nous sommes ce que nous mangeons ; par conséquent, priorité (heureusement enfreinte de temps à autre) à la sobriété (jamais à la qualité) de ce qui franchira la barrière des dents. Les recettes du ricettario, celles des repas extra-ordinaires n’y abondent pas pour autant, elles auront du mal à satisfaire les papilles flattées par un dépaysement constant ; ici, peu d’aventure dans les confins de saveurs rares, insolites ou inconnues, les concessions faites à la diététique et au temps passé sont exceptionnelles. Ce mot d’enfant toutefois, noté un jour en marge, qu’est-ce-que j’aime que je n’ai pas encore goûté ? D’une recette à l’autre, on finit néanmoins par déceler un air de famille.. chacune raconte une histoire de strates – de strates plus ou moins nombreuses selon leur géologie comestible, des camaïeux plus ou moins contrastés – l’épais roux-brun d’un ragoût, les généreux écrus d’une béchamelle et d’aplats de pâtes, plis couchés, terre d’ombre sous un jaune poussin, des schistes blonds éclatés sous l’effet de la chaleur.. rien que du comestible, strates dessus, strates dessous, mêlant plus tard leurs saveurs respectives, se solidifiant ou s’amollissant au gré de leurs ingrédients, s’agrégeant, se compactant en d’impromptues épaisseurs d’alternances que la recette impose ; préparation, le temps passe, les strates se superposent et le temps passe encore, l’on enfourne ou met au froid et le temps passe et passe encore et la géologie comestible se profile avec ses parfums, s’annonce au temps de la dégustation, si bien que dans l’assiette, il n’en paraîtra plus qu’un bloc harmonieux , l’on aura tout oublié – à moins de l’avoir ignoré – du temps premier de la stratification – verrines en tous genres, salées, sucrées, avocat-truite fumée, crevette-pamplemousse, concombre-fromage blanc, le pain de poissons, pain de légumes, hachis parmentier – boeuf ou magret de canard, le tiramisu, le gâteau au chocolat-mascarpone, gâteau trois couches au chocolat-orange… et l’on se rassure, les affinités ne sont pas qu’avec les ponts, les escaliers et les cimetières – l’on se rassure mais on se lâche aussi la, assumer que la diététique n’y est plus.
Complexité oblige, ce que le ricettario ne dira pas c’est l’affinité de toujours avec le mille-feuille – mille-feuille, dont ce ne sont pas tant les mille feuilles une à une (mille quatre cent cinquante-neuf si l’on chipote) qui importent, mais plutôt sa globalité, cette récurrente accumulation de strates initiant peut-être l’attrait de tous les plats en strates ; il y a ce raccourci surtout, ce nom de mille-feuille venu pour le nommer ; un mille-feuille, des mille-feuilles, avec, pour singulier, cette absence de s sur le mot feuille, absence laissant déjà pressentir qu’aussi léger soit-il le mille-feuille est un bloc lui aussi – bloc apparemment compact et cependant fragile, il y aura l’art et la manière de savoir le prendre. Aux petites heures d’un laboratoire, le pâton s’est composé lentement mais sûrement, on a plié, replié, plié encore, les strates se fractureront plus tard, pour l’instant il suffit de laisser reposer ; en temps et heure il sera présentable, prêt à être découpé par un couteau, saccagé par le bord d’une cuillère.. et lui, bien sûr, ne sachant ce qui l’attend si l’on ne sait s’y prendre pour le déguster, inévitablement broyé, toutefois, par des dents, écrasé par une langue contre le palais (de secrètes papilles s’en divertissant au passage), compacté par la salive et ses enzymes à elle le préparant à disparaître dans l’infâme bouillie que constitue le bol alimentaire du moment ; ce mot de mille-feuille donc, un mille-feuille avec sa strate du dessous, toute feuilletée, moins exposée, moins amollie par la crème que celles se superposant ensuite, cette strate toute première, première de sa chronologie de strates ; viennent ensuite en alternance avec autres strates feuilletées, plus généreuses, plus épaisses, les strates d’une crème onctueuse dite pâtissière ; à l’œil et à la bouche, demeure cette constante croustillante de strates feuilletées identiques à celle du dessous, échafaudées avec les strates de crème ; de sorte que le bloc finit par élever gaillardement cinq strates d’un mille-feuille digne du nom, feuilleté-crème-feuilleté-crème-feuilleté ! Y manquerait la touche finale si l’on oubliait, on top, de couvrir l’ultime strate feuilletée d’un voile de sucre poudré, volatile à souhait et d’une traître, immaculée blancheur achevant de faire du mille-feuille la pièce de pâtisserie la plus périlleuse à manger en société ! Pour le fun, on pourrait, bien sûr, chercher à élever des mille-feuilles plus audacieux, pousser l’empilement jusqu’à trois mille, cinq mille feuilles, mais cinq strates sont un juste milieu pour faire bloc, au-delà le mille-feuille flageole ; le bloc est ainsi fait, cinq strates se maintenant vaille que vaille, si bien que l’on est en droit de se demander si ce sont les strates de feuilleté qui empêchent les crémeuses de s’épandre ou si ce sont au contraire ces strates crémeuses qui, compressant par leur poids le feuilleté, empêchent les mille feuilles légères de s’étioler, de se séparer, se désolidariser… l’effondrement et la charpie se profilent, le mille-feuille ne s’appartient pas.
J’aime beaucoup les dernières ligne. Cette idée d’une structure qui s’échappe d’elle même. Miam !
… comme se libérant enfin du bloc qui s’est peu à peu constitué ? oui, pourquoi pas, quelque chose comme un effondrement qui rendrait aux saveurs leur place légitime, mettant fin à la tyrannie de l’esthétique – l’idée me plaît bien !
Je trouve ce texte fabuleux (tout simplement !). Grande richesse et mille pistes ouvertes (travail sur le mot, les strates, la géologie du mille-feuille, pour ne citer que ça). Il me semble qu’il y a là une veine à poursuivre…
J’adore aussi l’annotation de l’enfant « qu’est-ce-que j’aime que je n’ai pas encore goûté ? » qui apporte une coloration fantastique que je rêverais de voir développée.
Seul regret : je n’ai pas appris comment manger correctement un mille-feuille…