Avant de manger, il y a les préliminaires. Avant de se retrouver, il faut préparer, ensemble. Certains mettent la table, certains cuisinent, d’autres sont allés faire les courses. Au fur et à mesure de mon éducation, j’ai fait toutes ses étapes, peut-être pas à chaque fois, mais les souvenirs se sont agglomérés : la sciure au sol de la boucherie avec laquelle je faisais de petits tas avec mes chaussures, voire même des labyrinthes lorsque l’attente se faisait trop longue — gouaille du boucher, sourire attendri de la bouchère ; les haricots verts à éplucher : couper les queues, enlever les fils, ne pas se tromper de saladier entre ce qu’on garde et ce qu’on ne mangera pas ; inciser le rôti pour y glisser les gousses d’ail, essuyer le couteau à beurre sur sa surface, parsemer du thym qu’on est allé chercher dans le jardin, ne pas oublier le filet d’eau au fond du plat ; mettre la table, ne pas casser les verres à vin, ne pas oublier le dessous de plat, le tout après avoir demandé à la maîtresse de maison quelle nappe elle choisissait — « comme tu veux ma petite fille ».
Puis vient le temps où on sort le rôti du four et où le gros Opinel ancestral tranche la viande juteuse, tenu par une pique au manche en forme de pied de chevreuil. Tout semble démesuré à la petite fille qui attend sa part. Je préfère la viande saignante, d’autres voudront les entames plus cuites, il y en aura pour tous les goûts. Puis vient le temps de goûter : la viande tendre se coupe sans résister et fond dans la bouche où son jus s’écoule… On a oublié la sauce : côté maigre ou côté gras ? Peu importe, tout me va. On me dit de goûter avec le vin : petite c’était une goutte noyée dans un grand verre d’eau, je faisais croire que j’avais senti le goût, puis plus grande à la table des adultes, un verre non coupé, toujours accordé à la viande… Les arômes s’entremêlent, tant et si bien que je ne cherche plus à faire croire que je suis les conversations des grands, je déguste, je profite. Il y a aussi les haricots verts, bien sûr. On pourrait les croire sans intérêt, juste pour mettre de la couleur dans l’assiette. Pourtant non, ils viennent croquer sous la dent comme pour nous rappeler que manger est aussi une nécessité, pas seulement un plaisir. Je les détaille : les plus gros, les plus fins, avec ou sans petite graine à l’intérieur. L’une d’elle s’est échappée : on dirait une fève, beaucoup moins verte que sa matrice, mais luisante. Elle glisse entre les dents de la fourchette, ne se laisse pas attraper. Enfant, j’y mettais les doigts, plus grande le grain est attrapé dans la mie de mon pain. Ah ! Saucer l’assiette ! Il ne faut rien laisser de ces sucs mélangés ! On me dira encore qu’avec moi, presque nul besoin de faire la vaisselle… je souris : c’est un compliment.