#P12 L’effacement du fort de Flémalle


Grand fort quadrangulaire de la Position Fortifiée de Liège, Flémalle est un des douze défenseurs de la Cité Ardente imaginé par Brialmont en 1888. Il se rendra le 16 août 1914, quelques minutes avant Hollogne. Avec eux, la PFL (Position fortifiée de Liège) était définitivement tombée.

0 Rien, les tranchées dans le sable de la mer du Nord, c’est avec son cousin et ses soldats en plastique. Il veut bien que je joue avec lui. D’abord il faut préserver les constructions et les hommes de l’ensevelissement menaçant et c’est du tranchant de la main écarter le sable fin, le repousser loin, pour dégager le plus humide du dessous qui se laissera modeler. Les soldats marron clair me font envie, leur grand nombre surtout. Il a la même série avec des cow-boys et des indiens. Il a le droit de jouer à la guerre, lui, parce que c’est un garçon. Presqu’identiques jetés en vrac dans une ancienne boîte en métal de biscuits, ils ne diffèrent que par leur position, agenouillés souvent, je m’en souviens, avec une carabine en joug. Les disposer dans le château-fort qu’il a construit sommairement, pour arriver à ce qui constitue le principal du jeu : avec une bille qui représente un obus dégommer un des soldats du camp adverse. Le bruit qu’on fait avec la bouche pour imiter le tir au moment où on envoie la bille. Parfois on triche et c’est d’une chiquenaude du doigt qu’on renverse le soldat. Certains ne rentreront pas à la maison, ils ne se relèveront pas, recouverts de sable fin d’un pied qui n’aurait pas pris garde à lui, mais on ne le remarquera pas tant ils sont nombreux. Du moins au début des vacances. Quand je ne suis pas là, il joue à tour de rôle pour les deux camps. Il peut faire gagner qui il veut, parce qu’il n’a pas de frère et sœurs. Les petits soldats de plastique, on peut les peindre aussi. 1 Ce qui reste à écrire en dehors des pas de ces deux personnes grand-mère et petite-fille vers ce qu’il en restait marcher vers ce qui n’existe plus dans la chaleur d’un après-midi d’été 2 Fort de Flémalle. Deux consonnes sur lesquelles la voix bute comme un rempart, une forteresse construite dans l’idée qu’on ne laissera pas passer, ou juste le souffle… 3 Il serait construit de briques. Est-ce possible, des briques contre les obus pour leur résister ? 4 La forteresse assiégée et mourir d’être trop protégé, mis à l’abri, et cette mise à l’abri hors du monde sera finalement pourvoyeuse de mort. 5 Des meurtrières, percées du jour dans l’obscurité humide comme perce le froid la robe légère et donne à la peau de ses bras chair de poule. 6 Assiégés, ils attendent des renforts qui toujours tardent. Les vivres viennent à manquer et les cadavres s’amoncellent mais ça meurt tout autour du héros mais lui jamais ou alors tout à la fin après son acte de bravoure, il meurt en héros et le générique de fin en lettres blanches sur le noir les lignes défilent et disparaissent du bas vers le haut comme montées au ciel ou évaporation. 7 Il grave sur le mur avec sa cuillère et le frottement contre le plâtre est usant comme sont audibles les engueulades de Joseph qui n’en peut plus de ce couinement il dit que ça lui fait grincer les dents et lui donne des frissons dans le corps mais c’est plus fort que lui il en a besoin son corps réclame ce mouvement répétitif pour calmer la tension au-dedans il écrit le prénom de Marie-Yvonne et le sien collé tout à côté et il n’y peut rien si c’est long à cause du prénom composé. Marcel, lui, c’est écrire qui le calme et ça gratte moins fort son crayon sur le papier que sa cuillère sur le mur et qui les lira l’un et l’autre il se pose souvent la question viendra-t-on en excursion avec des classes de gamins pour leur montrer les couloirs souterrains et là où ils se sont tenus, ont tenu x jours il pense à ce x inconnu qu’on connaitra bientôt son montant exact il sait qu’on va se rendre ça ne saurait tarder il a entendu les chefs parler quand ils les croyaient endormis ils attendent seulement un ordre, de plus haut, de l’état-major. 8 Le monde extérieur et s’en protéger avec remparts imaginaires et pour sa maison, c’était un mot de passe. Qu’elle avait inventé comme filtrer ce que l’on laisse pénétrer en soi du monde extérieur avec son aspect menaçant et il était inculqué tôt peut-être même avant la naissance quand parfois le danger n’est pas où on l’imagine mais niché à l’intérieur. Pourtant le regard inquiet, c’est toujours vers l’extérieur qu’on le dirige, vers le dehors, et c’est transmission de mère en fille. Le mot de passe inventé avec les enfants des fois qu’ils rentreraient tard et dehors il ferait nuit noire et ce serait difficile de les reconnaître depuis juste leur visage emmitouflé dans les habits d’hiver et ils devraient alors donner le mot de passe en signe d’appartenance pour pouvoir entrer et celui qu’elle avait choisi, la mère, c’était pomme pourrie et ça n’avait alerté personne. 9 Est-ce que la peau a gardé sensation du corps chauffé par le soleil de juillet brusquement plongé dans le glacé comme éteindre d’un coup soleil et lumière et entrer dans une chambre froide ? Pourquoi ce qu’affirme la grand-mère avait-il gardé plus de poids, remplacé la mémoire du choc thermique dans le corps par cet effacement ? à cause des mots qu’elle avait prononcés à propos du Fort de Flémalle, il n’en reste rien ou bien tu ne verras rien, alors c’est ce qui s’était imprimé : rien. Les livres vont et viennent. Ils sont à vue puis disparaissent. Le rangement les a effacés, transportés et abandonnés n’importe où pour faire de la place et dégager la table basse pour les invités. On ne les reverra plus. D’autres les remplaceront. ça tient à peu de chose comme une eau qui coule insaisissable hors de portée. Trop vite ils ont une vie propre, ainsi les souvenirs, les perceptions que le corps a préservées, ceux d’une vie passée, d’une expérience vécue. Le Fort de Flémalle est resté intact sur Wikipédia. C’est ce qui est écrit. 10 TRIPADVISOR / Le fort de Flémalle est un des 12 forts composant la position fortifiée de Liège à la fin du XIXᵉ siècle en Belgique. Il fut construit entre 1888 et 1892 selon les plans du général Brialmont. Contrairement aux forts français construits durant la même période par Raymond Séré de Rivières, il fut entièrement construit avec du béton non renforcé, nouveau matériau pour l’époque, plutôt qu’en maçonnerie. Le fort fut lourdement bombardé lors de la Première Guerre mondiale durant la bataille de Liège ainsi qu’au début de la Seconde Guerre mondiale. Il a été préservé et est devenu un musée. 11 Wikipédia / Les forts des Positions Fortifiées de Liège et de Namur répondent à la conception « polygonale » de la fortification défendue par Henri-Alexis Brialmont (1821-1903). Ces deux positions sont constituées d’une ceinture de forts isolés, éloignés de quelques kilomètres du centre urbain afin de soustraire ce dernier et sa population aux bombardements. Les forts sont équidistants entre eux, en moyenne de quatre à cinq kilomètres, afin de leur permettre de s’épauler mutuellement en cas d’attaque. Ces forts ne sont pas conçus pour combattre isolément, ce qui leur sera pourtant imposé. Ils ont une architecture assez standardisée qui se traduit par la forme généralement triangulaire de leur fossé périphérique et le regroupement dans un massif central, de forme relativement réduite, de l’artillerie principale. La forme triangulaire (la base du triangle étant orientée vers la ville) et le glacis de terre, qui protège la structure semi-enterrée des forts, offrent une certaine protection contre les bombardements venant de l’extérieur du périmètre défendu. Modernes lors de leur construction, ces forts sont construits en béton non armé. Les bétonnages ont été calculés pour résister aux obus d’un calibre de 21 cm. Ce calibre avait été pris en considération car à la fin du XIXe siècle, il correspondait au plus puissant calibre dont la pièce était encore compatible avec le transport hippomobile. La modernité des forts « Brialmont » réside aussi en partie dans le fait que toute leur artillerie est sous cuirassement. Le point faible de la conception est le regroupement des locaux de vie et de service dans le fossé de gorge moins protégé, surtout d’une attaque venant de l’intérieur du périmètre défendu. Or celui-ci est de l’ordre de 50 km à Liège et de 40 km à Namur. Ce développement dépasse quelque peu les moyens de l’armée belge. L’effectif initialement affecté à la défense de ces positions n’est que de 15.000 hommes, ce qui est largement insuffisant pour défendre honorablement les intervalles entre les forts. Le Roi Albert Ier décidera cependant de conserver sur place les Divisions d’Armée qui y sont mobilisées, la 3e DA à Liège et la 4e DA à Namur, ce qui portera l’effectif de la défense de chacune de ces deux positions fortifiées à près de 40.000 hommes. A la notable exception du fort d’Eben-Emael, les Allemands avaient décidé, en mai 1940, de contourner les principales fortifications belges et françaises, rappelant ainsi à nos états-majors endormis une autre fonction de la fortification permanente : celle d’imposer à l’adversaire un autre itinéraire plutôt que de lui barrer la route ! En 1914, par leur résistance et surtout par certaines actions annexes liées à celle-ci, les Positions Fortifiées de Liège et de Namur ont contribué à l’échec du plan Schlieffen. En 1940, par leur seule existence, la fortification permanente a incité le IIIe Reich a adopté un plan d’opération encore plus audacieux, passé à la postérité sous le nom de plan Manstein, qui entraîna, pour la Belgique, la France et la Grande-Bretagne, une des plus grandes défaites militaires de tous les temps. 12 Pas de brique mais du béton et il n’est pas armé. Un trou presque sous terre et c’est ce rectangle-là que voit la petite fille et ce qu’elle en retient, c’est rien. A cause des mots qu’avait eus sa grand-mère, il ne reste rien ou bien tu ne verras rien et ne pas porter ses pas au-delà de ce rectangle noir qui se relève être un passage au fur et à mesure qu’elles approchent, à cause de ce qu’on lui dit, à l’instant où elle avance, éboulements, danger et n’y va pas. Alors rien, c’est tout ce qu’elle retient. 13 Ils avaient tenu, ils s’étaient rendus, le fort s’est rendu, les bombardements violents sur le village à cause de la proximité du fort, les sirènes et toujours se demander qui actionnait les sirènes et d’où venait leur son et buter contre ce qui aurait dû exister pour propager le bruit, des sortes de haut-parleurs placés en hauteur sur des poteaux dans les rues tout près des maisons, c’est ce qu’elle imaginait, mais il n’en restait pas ou alors pas besoin de cela comme les sirènes de l’usine très loin de sa maison d’enfance qui était de l’autre côté de la Meuse et remonter sur le haut de Seraing il fallait, le son des sirènes qui de si loin qu’était l’usine trouvait le chemin jusque dans sa chambre d’enfant, enfonçant les portes pour y déposer l’image de lui ou lui inconnu qui est au travail  qui tourne les pauses au rythme des sirènes dans la chaleur des hauts-fourneaux. Avec quels mots on écrit ? Quels mots comme paysage d’enfance ? Tout ce qui coule d’eux depuis le premier bain.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

2 commentaires à propos de “#P12 L’effacement du fort de Flémalle”

  1. « Avec quels mots on écrits ? Tout ce qui coule d’eux depuis le premier bain ». J’aime beaucoup cette fin.
    Plongée littéraire dans ce fort que je ne connaissais pas. Merci Anne.

  2. C’est une histoire extrêmement dure et tragique, je suis vraiment impressionnée devant tout ce travail de recherche… C’est incroyable. Et me fait songer au sort de Stalingrad dans Vie et Destin de Vassili Grossman… Quel travail remarquable