1. Un bref instant de lumière, une étincelle. 2. Le temps immobile et confus. Les anecdotes disparaissent peu à peu, il ne me reste plus que les photographies pour tenter d’en retrouver la trace, d’en dresser la carte, avec un léger écart, ce qu’on appelle écrire. 3. Comme tout le monde, je n’ai aucun souvenir précis des premières années de ma vie, des fêtes d’anniversaire, des instants où, gambadant à quatre pattes je parcourais librement dans tous les recoins de la maison de mes parents, je mélange aujourd’hui ces souvenirs avec ceux de mon enfant que j’ai laissé ramper tout en le surveillant d’un œil attentionné, il fallait parfois lui courir après, lui éviter de tomber dans l’escalier, se cogner contre un meuble, une porte, ou d’attraper un objet lourd et dangereux resté à sa portée, ne soupçonnant pas au début la vélocité et l’intrépidité de mon fils, je m’imagine comme lui, dès lors comment pourrais-je me souvenir de ces instants si lointains où je n’étais qu’un môme autrement que par la projection de mes parents qui m’ont décrits mes premiers pas, mes premiers anniversaires et que j’ai reproduis moi-même sur ceux de mon enfant, en miroir et calque inversé. 4. Le lit gonflé de peluches. La chambre envahie de jouets. La vie s’appuie dans les formes. 5. Enfant qui inventait l’enfance. Heureux d’être au centre de l’attention, fêté, célébré, gâté. D’être aimé. 6. Est-ce que c’était un rêve ? Un faux souvenir ? 7. Je souris entre des balbutiements et des espérances. 8. Je ne sais pas par où commencer. J’espère atteindre la sortie. 9. Je sens le froid qui monte comme une marée. 10. J’attends une consolation, presque une promesse. 11. La douleur comme moyen d’exister. 12. Je recherche de la tendresse, une brusque et nécessaire tendresse. 13. Je cherche à échapper à la fascination des autres regards. Ils sont là et déjà n’existe plus que dans ma mémoire. 14. J’achète sans compter. Je veux faire des cadeaux pour les autres, renverser la proposition, les vieilles habitudes. J’ai tendance à accumuler. 15. Je remarque les visages, les boissons, la chaleur. 16. Je peux entendre des bruits de pas dans le couloir. 17. Je rencontre les nouveaux venus et ça me fait bien plaisir. Je ne cherche pas les images, les visages des vivants ou des morts dans leur transparente évidence, je ne les fuis pas non plus, je les aperçois parfois là où ils ne sont pas. J’essaye surtout de deviner en eux, ce qu’ils révèlent au jour, quand ils fixent un moment particulier, dans une lumière intime ou discrète, qu’ils installent hors du temps, sans pour autant prétendre à l’immortalité, plutôt comme suspendus dans notre mémoire, le labyrinthe qu’on s’y construit avec le temps, et avec ceux que l’on aime, mais pas comme si c’était la dernière fois qu’on les voyait, non, avec la surprise et le bonheur intact de la première fois. Comme pour la première fois. 18. Nous sommes là et nous ne pouvons qu’être là. Je me penche comme si mon corps était au bord de la fuite. Rien n’est stable et menace en permanence de disparaître. Dans une douce étrangeté. 19. Je m’accroche aux bruits de la ville, aux visages des amis. Les probabilités de rencontres et de collisions sont devenues quasiment infinies. 20. Je ressemble à des souvenirs imprécis, aux fabulations de l’enfance. Le temps de rêver beaucoup sur le jour d’après. 21. Je reviens à l’heure des nostalgies. Avec un léger pincement au cœur. Souvenirs d’enfance qui ouvrent à nouveau les chemins de mon passé, ravivent des connexions perdues, réveillent d’autres souvenirs enfouis, débloquent certaines portes claquées de ma mémoire. Nostalgie et terreur de cette nostalgie. 22. Je m’épuise en lambeaux de pensées parmi tant d’autres sensations. Plus un mot ne peut sauver les heures qui passent. Je souffle sur mes bougies et tout s’éteint. 23. Je me laisse submerger par l’éclat lustré, par la tension légère de ce jour à peine commencé. 24. Je ferme les yeux un instant, mon corps chavire, la tête me tourne, je crois tomber, perdre l’équilibre et je me rattrape à temps avant de toucher le sol, avant que tu me vois, avant que tu devines le vertige qui me fait chavirer et que tu me tendes tes bras pour m’empêcher de tomber. 25. Je prononce des paroles de consolation et d’espoir. Dans un instant je n’y penserai plus. 26. J’ai l’impression d’être un écureuil en cage. Laissez-moi sortir de ce cadre. 27. Je me disperse dans le sommeil des longues heures d’attente. 28. J’entends de belles paroles et de promesses à distance. Sa voix qui monte, belle et grave, pour faire taire les cris. 29. Je suis sensible à la présence visible de la musique. Notre joie d’être ensemble. D’oublier le monde. On remonte le temps à l’envers. 30. Leurs visages basculent, je ne m’en lasse pas. Je les entends rire, leurs joues rosissent, rougissent et s’empourprent. La musique assourdissante encombre la pièce de ses notes assonantes, assommantes. J’ai cru que c’était fini, à la fin de la musique. 31. Une dernière fois ils veulent capturer un instant qui n’est pas à eux, auquel je ne ressemble pas. Je me retourne pour ne pas être pris en photo, sur le vif, prisonnier de l’image qu’ils veulent garder de moi au fond de leur boite noire. 32. Je ne veux rien que le silence. Je suis fatigué. Je voudrais fermer les yeux. 33. Le paysage finit par s’éclaircir. 34. Tout le monde lève son verre en même temps. Je cherche les liaisons, comment les rétablir. Chaque fois au bord de me faire comprendre mais trop tard. 35. Pas un jour comme les autres. Cela fait bien longtemps que j’ai abandonné la compétition. 36. Des masques grossiers, presque caricaturaux. Je ferme les yeux au moment de souffler mes bougies. 37. Il y a les visages de l’enfance ouverts comme des paysages. C’est affaire de puissance du regard, de nécessité dans le présent. 38. Un poids sur l’estomac. Toute la journée se résume à cela. À se traîner sans rien faire. Poids mort. Avec cette barre constante sur la poitrine. Une douleur que rien n’apaise. Aiguë. Une douleur qui s’intensifie avec le temps. Vomir est un soulagement. Tu parles d’un anniversaire ! 39. Le silence apaisé de la nuit. Retrouver des sensations oubliées, enfouies, des exaltations, des émerveillements d’enfance. 40. Une forme de conjuration de la peur à l’aide de rituels, comme dans les vieux sortilèges. Je piétine en rond, mais la mémoire convoque le passé au présent. 41. Je cherche à faire bonne figure, ne rien laisser paraître. Une vieille habitude. La prochaine fois je ne tomberai pas dans le panneau, je me répète ça régulièrement, et je me retrouve là, à perdre mon temps, pris au piège. Comment fuir quand tout nous happe ? 42. La pluie fine rend le sol glissant, les lumières des néons colorent les pavés de la rue. Sol vert réjouissant. Douceur de l’air. La bruine imperceptible en fines gouttelettes en masque sur mon visage. Baume au cœur. 43. Je ne vois pas le temps passer. 44. Je me souviens que je me disais : « Ça, je m’en souviendrai. » 45. À portée de mains, de seconde en seconde. Les images défilent au pas lent d’un moteur. Comme une attente et une révélation. 46. Finir le jour avec pour seul désir se libérer du jour. Se libérer du jour l’effacer se dissoudre. À ce moment-là, le compte à rebours est lancé. 47. Étranger en tout lieu être partout chez soi. 48. La conscience des choses m’éclate aujourd’hui à la figure. 49. Une tartelette au citron meringuée sur laquelle elle a planté une bougie. La pièce est soudain plongée dans le noir et d’une voix à l’unisson elles entonnent les premières notes de Joyeux anniversaire. C’est un jour comme un autre. Ma fille m’a offert un très beau carnet, avec une petite carte au dos de laquelle j’ai reconnu un photogramme de Paterson de Jim Jarmusch. Sur l’autre versant, ces mots écrits à la main : « Parfois une page blanche représente plus de possibilités… » 50. Le sentiment de perdre un repère. Peut-être seulement un mot, son absence. On parle beaucoup de violence, dans la monde d’aujourd’hui. Ce qui fascine en même temps que d’effrayer un peu. Mais il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement. Celui du risque que prend la vie pour sa propre couleur. Pour ma part je reste fidèle au bleu. 51. Dehors, le temps vire à l’orage, des éclairs strient un ciel électrique. La frontière entre le ciel et la terre a disparu. La solitude est-elle soluble dans le chaos ? 52. À cet instant précis, personne ; quand il n’y a personne, c’est fou ce que c’est tout de même habité, on n’est pas habitué ; quand on se tait c’est pareil, ça parle en soi, ça bouillonne, ça frémit ; les phrases se bousculent et s’entremêlent. 53. Je souffle dans un léger soupir. C’est à l’intérieur que ça souffle. 54. Je ne cherche pas la solution, elle est, comme toujours sans doute, dans le problème. 55. En équilibre entre hier et demain. Les choses, soudain, sont leur attente. 56. Les années ont été pour moi, pas contre moi. Le temps nous libère du temps. Ce qui fut l’évidence n’est plus que l’énigme de sa révélation. Demain, je serai peut-être mort.
une première lecture toute en sensations, avide de continuer, même si je lis trop vite parfois et que quelques sens m’échappent, qu’importe je veux rester en contact avec l’émotion qui monte ou descend, je ne sais pas en fait quel est son trajet mais je ne veux pas m’y attarder, le crucial pour l’instant est de ne pas la laisser s’enfuir, elle pulse en moi: dans ma gorge, vers mon cœur, au bord de mes yeux, alors continuer à lire, à découvrir les mots et à rester en contact avec ce flux de sensations, d’émotions, de souvenirs, d’intuitions d’avenir qu’ils me procurent. Merci, j’y suis.
Très touché Cécile par la justesse et l’émotion de votre lecture. Merci beaucoup.
Tellement de phrases que je voudrais extraire, recopier, garder, trop pour les placer ici comme « la douleur comme moyens d’exister », » Je m’épuise en lambeaux de pensées parmi tant d’autres sensations » et plein d’autres et tous ces numéros explorations mis bout à bout jusqu’au final : impressionnant. Merci
Merci beaucoup Anne pour ce commentaire qui me va droit au cœur. Je suis ravi que ces mots vous touchent et résonnent ainsi en vous même si leur tonalité est un peu grave et nostalgique.