1. La langue du chien a bien failli rester collée. Le sel lui aura brûlé la truffe. Il ne reviendra pas. Les morues suspendues tête en bas, ventre ouvert à l’air marin prendront plusieurs jours pour croustiller sous les doigts. 2. Un groupe de quatre ou cinq, ils ont le bonnet retroussé, le manteau sur l’épaule. Ils chancellent dans la nuit qui ne s’obscurcira pas plus, pas tout à fait. De leur chant joyeux et déraillé s’échappe un filet de brume chargé d’embruns et d’alcool. Au-dessus de leurs têtes, les pointes des toits de tôle et la voie lactée, évanescente dans le ciel d’aurore retenue. 3. Le moteur se réveille, pétarade, les vapeurs de gasoil scindent l’air vif d’une trainée puante et lui donnent la nausée. Elle plisse le nez, enjambe les cordages et se dirige vers la proue, d’un pas mal maîtrisé. La coque tangue et prend sa voie d’eau. Elle remonte son col sur son menton, face à l’horizon moucheté déjà d’autres bateaux en partance. Frôlements, craquements, chocs métalliques, voix. Sur le quai, on continue de s’aboyer des ordres, courts. On se penche, on soulève, on charge, on tire, on serre, on détache, on libère. Les sons se perdent sur l’eau, sous les pontons et les pilotis, les à-pics trop éloignés pour faire échos. 4. Il sort sur la terrasse, s’accoude à la rambarde et prend une cigarette. Ils ne vont pas tarder, lui dit-elle. Il l’allume en changeant de pied d’appui. La lumière de la flamme lui fait une tête de ver luisant. Elle n’a jamais vu de ver luisant. Que dans les livres. Elle se les imagine avec une zone luminescente au bout de l’abdomen, comme E.T. en a une au bout du doigt. Où est-ce que je dois les emmener ceux-là. Juste une balade en kayak dans le fjord aujourd’hui. Il souffle une large ligne de fumée vers l’horizon, ne dit rien de plus. 5. Le grincement rouillé, lourd, lui rappelle qu’il doit s’occuper de la porte du hangar, et de celles des camions. Le vent et l’échos s’engouffrent dans l’entrepôt, s’infiltrent dans les jointures. Cinq containers à rentrer dans la journée. Il râcle ses chaussures de sécurité sur le sol, pour la sensation plus que pour les essuyer. Les gars pourront livrer dès cet après-midi dans la boutique et la station-service. Des tonnes de marchandises venues du continent, par vagues. Une fois, il a même vu un piano sortir d’une caisse. Depuis qu’ils ont construit le pont entre les îles, tout vient plus vite. Le port était trop petit pour les cargos, mais la route, ils l’ont faite assez large et solide pour les poids lourds. Les poids lourds qui passent le pont entre les iles et apportent des pianos. Ils pourraient aussi remporter les carcasses de voitures rongées par l’air salé, mais qui paierait pour ça. Qui paierait pour renvoyer des carcasses rouillées vers le continent. 6. Immobilité extrême. Le reflet de la roche vient s’allonger dans la vallée. Tout est moucheté d’étoiles, en haut, en bas, dans les paumes de main. 7. En allant à l’école, il compte les pas, voit son reflet dans une flaque, saute dessus pour l’éparpiller dans la boue. Il croise, encore, un couple de touristes, appareil photo, chaussures de rando et sourire toutes dents. Il se jure de quitter les petites maisons rouges sur pilotis, les bateaux, le sel. Il se jure qu’une fois adulte, il ne mangera plus de poisson, qu’il ne deviendra ni pêcheur, ni guide, ni hôtelier, ni naturaliste. Il sera chauffeur de taxi. Dans une ville, une immense ville. Une ville qui pourra l’avaler. Une ville dont on ne voit pas le bout. Une ville qu’on peut sillonner, encore et encore, sans jamais en avoir fini avec tous ses recoins. Une ville mouvante, en transformation permanente. Une ville que l’on ne pourra jamais connaître toute. Une ville où il sera noyé, anonyme, libre. Il lève la tête, fait un bras d’honneur aux touristes et s’enfuit en courant. 8. Là-bas, les tourbillons brouillent la vue. C’est l’heure où la mer entre en courant dans le fjord.