44 – L’abri de bus, praça Mouzinho de Albuquerque, devant l’immeuble décrépit qu’un large bandeau vert indique comme étant un Cartorio Notarial, en milieu de journée, seize ou dix sept personnes attendent en s’ignorant, regardant les voitures qui tournent en rond et la grande masse boisée au centre d’où n’émerge que le haut du monument, de la colonne commémorant la victoire des troupes portugaises sur celles de Napoléon. Un jeune homme à gauche, hors de l’abri, a entrouvert l’enveloppe blanche qui contient la copie des papiers qu’il vient de signer et vérifie, sans les sortir complètement, que rien n’a été oublié. Appuyée nonchalamment contre l’affiche qui habille le côté de l’abri, Sra Juliana Fernandez crispe sa main sur la bandoulière qui retient son sac, le maintenant sur sa hanche, et prépare ses arguments dans la bagarre verbale qu’elle prévoit avec sa sœur. De profil, sa superbe queue de cheval rousse en arrière, cambrée dans sa mince et longue robe blanche, Judite, pointe son nez et ses yeux accusateurs vers les quatre jeunes filles qui occupent les seuls pose-fesses, jambes serrées dans leurs jeans tendues devant elles, superbement indifférentes à leur entourage. Un pas devant elle et son corps de profil également, forte de son embonpoint confortable et assumé joyeusement, Susana da Costa tourne son visage vers la place et sourit aimablement aux voitures, aux arbres ou aux anges. Appuyé contre la vitre au fond de l’abri, Mario Cortesão espère que le bus n’arrivera pas avant la fin du chapitre de son livre ; près de lui Isaura Pinto se tient droite et grise, absente à lui, à tous, avec décision, n’est plus qu’une attente. Drue, campée sur ses jambes tendues, poings sur les hanches, Laurinda toise la rue comme pour la défier de tarder encore à faire surgir le bus, pressée d’en finir avec cette demi journée de travail. Son voisin, en pantalon et polo vert fade, jambes écartées, bras croisés, affirme une volonté qui ne lui sert provisoirement à rien. Hors de l’abri, deux adolescents sont tendus également pour guetter, n’échangeant que de rares monosyllabes inutiles. Un quadra en retrait patiente sereinement, les bras ballants et un jeune couple, main dans la main, se tient prêt. – 45 – De grands rideaux d’un blanc impeccable, tombant en larges plis souples, occultent totalement les fenêtres, et leurs impostes, de la petite maison de la vieille marquesa, rua do Monte dos Burgos, tant sur la rue que sur la cour à laquelle mène un beau portail rouillé. Parfois, invisible pour tous, une main tire le rideau de la première porte-fenêtre s’ouvrant dans le rose saumon qui s’écaille, se dénude par grandes zones, de la façade sur cour, la crémone grince et un grand squelette vêtu de cotonnade à fleurs vient se pencher sur le souvenir de plantes. – 46 – Assis à l’une des deux tables installées sur le trottoir carrelé, de part et d’autre de la porte d’une confeiteria/croissanteria rua de Costa Cabral, José deux doigts posés sur la tasse de café qui justifie sa présence, explique à un client que c’est promis, c’est certain, à moins que… le chantier commencera demain. – 47 – Tous les bancs autour du kiosque à musique de la praça do Marquês de Pombal, sont occupés par des retraités sauf celui d’où Dario, jambes allongées, renversé en arrière, ses bras écartés posés souplement sur le dossier, menton levé, tient discours à destination de deux amis, éternels trentenaires comme lui ; il commente l’actualité, admoneste les politiques et les bonnes poires comme eux, ces deux qu’il a devant lui, plaisante un peu, propose, questionne sans attendre de réponse, sans lui donner le tempsde se penser, formuler… Ils affichent amicalement leur admiration, par jeu, émettent parfois des réserves, admirent sa faconde et s’en amusent en silence ; le plus authentiquement jeune, Tiago, finit par lui dire « tu devrais faire de la politique », un silence « tu voterais pour moi ? » « non » « tu vois… ». Ils rient tous les trois et Dario se refuse à penser, même par simple nostalgie, à son passé déjà si lointain, à un échec cuisant, aux déceptions de sa jeunesse militante dont ses amis ne savent rien. – 48 – Dans sa boutique/atelier à coté du grand portail du cemiterio Prado do Repouso, Timoteo Torga s’interrompt, pose le lys ocre qu’il allait incorporer à la couronne, se redresse, s’arrête au moment d’aller au devant de la clochette de la porte en entendant la voix de sa femme répondre au client arrivé en même temps qu’elle, il écoute un moment, en essuyant machinalement ses mains humides sur son tablier, la voix blanche de l’homme qui décrit le bouquet désiré pour une femme que l’on a dû enterrer hier, prenant le soin, on ne sait pourquoi, de préciser qu’il ne la connaissait pas, au moins en principe ; il fait une grimace en voyant Antonia piloter l’homme, dont, contrairement au très beau feutre, la haute silhouette en long pardessus, mince et un peu courbée, ne correspond pas à l’image qu’il s’était faite en l’écoutant, vers le coin où sont remisées les fleurs en fin de vie ; hésitant à intervenir il contemple leur façon de choisir avec un soin hésitant les fleurs, la douceur avec laquelle elle les dispose, et quant ils se retournent pour aller choisir un vase – elle impose discrètement un beau cylindre très simple, discret et bon marché – il découvre le beau visage décharné d’un vieillard, il rencontre le regard de sa femme et il retourne vers la table, reprend la confection de la cinquième couronne qui lui a été commandée pour ce salaud dont les journaux du jour portent le deuil, se promettant d’interroger Antonia, de lui demander quelle impression lui a faite le vieil homme, ce qu’elle a compris. – 49 – Dans le quartier Granja de Baixo, aucune vie ne vient troubler le calme de la rua Diogo Alfonso encadrée par les immeubles blancs qui s’alignent, avec juste quelques petits décrochements pour éviter tout effet de cité populaire, derrière leurs bandes de gazon découpées par des buis soigneusement taillés sous les rangées d’arbres sages interrompues par quelques palmiers ; les descentes vers les garages alternent avec les grands escaliers fleuris conduisant aux halls et quelques voitures confortables et sans ostentation dorment le long des trottoirs. Une lumière paisible baigne l’ensemble et seule une musique, Bach ou autre, filtrant d’un salon atteste que des vies se déroulent derrière ses murs, avec une discrétion de bon ton. – 50 – Jeanne-Françoise s’ennuie un peu, regarde le mur, laisse le professeur d’anglais faire son travail, se souvient de son désespoir il y a sept ans en quittant son école de Colmar et ses amis, de ses craintes, de sa timidité, et se demande comment elle pourra se faire à l’idée de se retrouver dans un lycée en France, de quitter les bâtiments clairs du Lycée Français de la rue Gil Eanes blottis à la lisière du parc de Serralves, cette impression de vie privilégiée, ses amis, même ceux et celles qu’elle trouve puants, et bien entendu Joachim et son petit orchestre. Comme elle n’est plus une enfant elle n’en veut pas cette fois à son père mais rêve de revenir à Porto, dans un an, après son bac que bien sûr elle aura sans problème, pour faire ses études, études de quoi elle ne le sait pas encore, il faudra qu’elle demande conseil à Joachim ou à son prof de philo, oui plutôt à lui… il lui répondra certainement. – 51 – Sur la terrasse du restaurant du Musée d’art contemporain de Serralves, David laisse sa femme revivre, de sa voix pressée, délicieusement haut-perchée, la visite des salles, avec Anita Parides qui s’est improvisée leur guide, boit une gorgée de café, délaisse son assiette décidément médiocre ce qui n’a aucune importance, baigne dans le calme, la lumière, les frondaisons qui touchent la rambarde, les jardinières fleuries, repose ses jambes, se prépare à affronter le dynamisme des deux femmes dans les allées du parc de la Fondation, se promet de trouver le temps et l’autorité de revenir pour visiter la Casa do cinema Manoel de Olivera. – 52 – Rua Doutor Nuno Pinheiro Torres, admonestant sa fille, pour la forme et parce que c’est ce que le professeur lui a conseillé, exigeant qu’elle se mette immédiatement à ses devoirs (elle pense que c’est ce qu’il faut dire) dès qu’elles seront rentrées – et qu’elle ne dise pas qu’elle est trop fatiguée, c’est elle qui a voulu l’accompagner et promener avec elle, mais en silence, le chien dans les rues larges, l’herbe pelée, du quartier –, Rita en regardant, un mètre devant elle, le petit corps dru, les jambes minces et fermes et cette superbe et souple chevelure brune, se souvient du regard que Diego ne pose plus sur elle, se demande comment elle a pu devenir ainsi et puis secoue avec décision sa queue de cheval décolorée, sourit, il y a des gens pour l’apprécier, d’ailleurs lui aussi il ne pourrait la quitter, comme le dit Rosa, elle est trop drôle et bonne cuisinière (pas que ça d’ailleurs mais Rosa n’en sait rien). D’une voix qui a perdu ces accents d’autorité incongrus, elle propose « que dirais-tu d’un bon chocolat, je suis certaine que cela te donnerait de la force pour étudier ? » – 53 – La veille et digne Sra Paula Fonseca sort du Teatro Municipal, à l’angle de la rua do Bonjardim en rangeant dans son sac les billets qu’elle vient d’acheter pour emmener les quatre aînés de ses petits enfants voir Cleo Diàra, Isabél Zuaa et Nàdia Yracema dans « Aurora Negra » parce qu’ils sont assez vieux pour ça, parce qu’elle est certaine ou presque certaine qu’ils et elle (surtout ils, quoique Maria sans doute également, du moins elle l’espère) aimeront ça, parce que surtout la photo sur le site du théâtre, de cette femme moulée dans une combinaison aux grands motifs vaguement aztèques, du moins c’est ce qu’elle pense, lui a sauté aux yeux, parce que l’idée de ces trois femmes et du mélange des langues lui plait, parce qu’elle en a envie et que sortir les enfants est une bonne raison pour sortir elle, et qu’importe ce qu’en pensera Sergio, son cadet, ce bloc de respectabilité obtuse. – 54 – Assise contre le mur, à côté de la grande porte de l’ingreja de Santo Antonio des Congregados, une femme sans âge, ou plutôt d’un âge un peu plus avancé que certain, tassée dans sa robe fleurie qui couvre ses genoux relevés et ses pieds dont seules les extrémités sont visibles, juste devant la petite tasse métallique posée sur le trottoir, incarne la mendicité sans autre effort que la grande feuille qu’elle tient mollement d’une main – l’autre serre contre elle un châle à franges blanches – sur laquelle sont écrits les mots d’une supplique ; elle regarde dans le vide, elle ne voit pas les passants, elle attend qu’on vienne la chercher, elle pense avec une colère triste à la jeune femme arrivée depuis trois jours au campement, qui pleurait ce matin en lui disant « je ne veux pas ». – 55 – Devant l’une des trois boutiques qui occupent le centre de la façade du teatro Sã da Bandeira, « Dance Planet », la plus proche de l’entrée du théâtre, un homme trapu blouson, jean fripé et bonnet rouge contemple, penché un peu pour mieux voir, quelque chose dans la vitrine. A cette heure de la journée les trottoirs, au bas de la rua Sã da Bandeira, sont vides, les voitures qui négocient en montant le petit S que fait la rue à ce niveau ont bien autre chose en tête, nous n’en saurons pas davantage. – 56 – Sur le plâtre abîmé du rez-de-chaussée de la dernière maison de la rua da Bainharia qui dégringole, étroite comme un torrent, depuis São Bento, sous les azuléjos, à côté d’une porte sur laquelle une main ferme a dessiné en bleu, comme sur une planche d’architecte, une maison à tour dans une rue en pente, une main plus personnelle a posé le crâne rasé, les yeux exorbités, le nez décidé et les grosses lèvres d’un homme qui me transmet calmement l’adieu de la ville.
Bravo !!
Un vrai régal de se promener dans cette belle ville !
J’ai envie de dire :. « c’est déjà fini. ??… »
Merci beaucoup pour tout ça, Brigitte !
moi je dis OUF mais merci
oh merci de nous avoir emporté·es au bout du voyage …
merci à ceux qui ont eu le courage de l’accompagner 🙂
Bravo et merci pour ce long cours au coeur de Porto.
un peu lassante suis pour tout le monde… et pour le 1 de l’autobiographie j’ai en tête la base mais suis noyée dans petits ennuis énervants qui m’enlève toute possibilité d’écrire dans l’immédiat (et de lire, en reste aux tâches et à la musique)