Elle ne sait pas en quelle année c’était. Une chose est sûre, c’est que c’était à la fin des années 90. C’était à Orléans, au Campo Santo. C’était au moment du Jazz in Orléans, le festival de jazz qui n’existe plus.
Le Campo Santo, grand carré de verdure dans la ville, avec de grands murs d’enceinte munis, parfois, d’ouvertures en forme d’ogives. Elle se souvient que c’était probablement un des plus beaux concerts de sa vie. Ce jour là, c’est Carla Bley qui est à l’œuvre avec Steva Swallow, son mari et un chœur. ¨Pour la première fois depuis très longtemps, Carla Bley rejoue Escalator over the hill, son opéra-jazz des années 70. Mais là, on est dans les années 90. L’opéra-jazz a été recomposé, le chœur aussi. Il y a de l’orage au-dessus du Campo Santo. On se demande si le concert va bien pouvoir avoir lieu. Mais le concert se joue, en dépit du temps et du vent qui souffle. Carla Bley est à l’orgue, elle chante et elle dirige l’opéra-jazz qu’elle a composé. Le vent s’engouffre dans ses longs cheveux blonds crêpés, ses mains explosent sur le clavier. La basse de Steve Swallow chante avec le chœur et en solo. Un chant mélancolique mais énergique. Il a donné le meilleur de lui-même dans cette partition écrite par son épouse. C’est beau, le chant d’une basse. C’est rythmé et mélancolique à la fois. Ca lui rappelle la voix de quelqu’un mais elle ne l’aimait pas, enfin pas comme il se doit. A ce moment-là, elle était ivre d’elle-même. Elle était livrée à elle-même dans le chant de cette basse qui ressemblait à la voix de l’homme, celle qu’elle aimait bien mais qui ne l’aimait pas. Elle aimait bien cette voix-là, et puis c’était tout. Le vent s’engouffre dans le Campo Santo. Les cheveux virevoltent. Il y a beaucoup d’orage dans l’air. Elle, elle reste fixée à sa chaise. Elle se sent bercée par ce vent dans ce concert époustouflant aux chants puissants des choristes.
Il y a de la puissance dans ce chœur. Beaucoup de puissance et très peu de trémolos dans la voix, dans les voix. A ce moment-là, elle se sent puissante, extrêmement puissante, emportée par ce chant et ce vent qui s’engouffrent dans le Campo Santo. On est un peu à Bombay, entre New Delhi et Calcutta. Elle, elle ne calcule pas ce qui lui arrive. Ses cheveux longs et blonds cendrés cuivrés s’engouffrent dans le Campo Santo. Oui, ils sont balancés par ce vent qui n’a jamais été aussi puissant depuis bien longtemps. On est à la fin des années 90, un vent commence à se lever et à tourner autour du Campo Santo. Depuis, ce vent ne l’a plus épargnée. Elle s’est mise à se lever elle aussi. dans le tumulte et le fracas de ce vent si assourdissant. C’était en 1998. Il allait y avoir la Coupe du monde de football. Elle ne l’a pas suivie, ni à la télé, ni dans les bars. En revanche, elle se souvient très bien de ce concert de Carla Bley, si merveilleux, si envoûtant, au Campo Santo à Orléans. On y jouait Escalator over the hill. Elle, elle n’a jamais rien escaladé. Elle s’est laissée simplement choir derrière cette colline. Mais quelle était cette colline, et quelle était cette ville ?