Il regarde l’amas des partitions qui couvrent le carrelage de son studio du rez-de-chaussée. Il pourrait jouer à la guitare un petit prélude de Bach (le tout premier), une balade de Jimi Hendricks, les longues circonvolutions dans les aigus et sans prévenir, les chutes vertigineuses dans les soubassements du son, un peu comme Biréli Lagrène quand il jouait avec Pastorius, son drôle de Smoke on the water, une version si stimulante et joyeuse avant de tomber raide mort dans un caniveau parce que les videurs d’une boîte lui avait mortellement fracassé la figure. Biréli, que peux-tu imaginer de pire ? Après ce drame abominable… Les génies qui meurent dans le caniveau. Et qu’est devenu le pianiste phénomène Joachim Kühn qui s’est réfugié dans un land trip à Ibiza ? A-t-on oublié le contrebassiste Jean-François Jenny-Clark, décédé subitement d’une sclérose en plaque ? Que sont devenus les autres ? Le batteur Daniel Humair y pense souvent, à tous les autres, et pour eux, en eux, a fait ces superbes toiles… Ce soir, il aimerait voir les toiles de Daniel Humair, ce drumer qui incorporait dans son jeu des hochets de gosse et des matériaux en tout genre pour créer des sons inimitables… comme le batteur de Philip Catherine (non, pas le chanteur !) qui trempait des cymbales dans des bassines d’eau sur l’album End of August, véritable trésor de recherches acoustiques… Il s’allonge, les bras croisés sous la tête, les yeux plantés au plafond, une tasse de café froid sur la vilaine commode à sa gauche, il va falloir imaginer ton land trip mon gars. C’est toujours l’heure d’imaginer, à 13h d’un jour chômé, après une nuit courte et fiévreuse, avec le goût de la Jeanlain dans la gorge, le café froid à gauche qui fait le minuteur. Partirais-tu en Inde comme le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin ? Partirais-tu au Vietnam ? En Argentine saluer le ballet des manchots sur la côte du sud est ? Rejoindrais-tu Chicago, New-Orleans pour chanter dans les petits clubs du centre-ville, secoués par les tempêtes ? Les escaliers débordent de bruits au-dessus de sa tête, des gosses cavalent toute la journée dans le couloir, le plus jeune fait du patin à roulettes sur le plancher. Cela devrait l’irriter, le rendre fou. Mais il se prétend chanceux, de pouvoir prendre la guitare et beugler à tout va de jour comme de nuit, personne ne viendra frapper contre sa porte. C’est donnant donnant. Il ouvre les volets et subitement une odeur d’œuf pourri vient lui chatouiller les narines. Le vent a tourné : les relents de la raffinerie du port remontent les rues jusqu’au centre-ville. C’est une révolte, cette agression olfactive. Et puis on sait que la raffinerie de Donges près de Saint-Nazaire avait semé des complications sanitaires, les gens vivaient moins vieux, cela se disait. Et ça se sait bien aujourd’hui à Brest. Il ferme les vitres. Refait chauffer un café. Là où j’aimerais aller… Laval peut-être, une petite ville décalée, très Rock’n Roll. Ou bien Cherbourg tiens, pour la couleur des pierres, un ersatz de granit, une chose étonnante comme les petites criques de sable gris au pied du pont de Plougastel, ce gris qui donne des envies d’amour, de fièvre, qui fait chaud dans la vie. Et quand tu tournes la tête c’est l’océan. Tout droit, ample et gris, profond comme un gouffre de montagne, éreintant comme une mine de diamants. A l’autre bout, en fixant l’ouest, tu l’imagines bien, la folle, la déroutante, l’altière forteresse de New-York. La pomme. Il chante la mélodie de Chicken, il regarde l’heure, il retombe sur le lit. Se laisser remonter le land trip, divaguer, se contraindre au silence pour ne pas dériver trop loin. USA déveine, USA soleil, USA tueuse, USA frime, USA où t’es jamais allé mec.
- Aller flirter avec la pluie de New-York sur les immenses chantiers qui bordent l’Atlantique. Passer ses journées à arpenter la ville avec un imper de Quimper, prendre des photos, prendre encore des photos, sourire avec les gens, poser des milliers de questions aux serveurs de Broadway, si jamais les cafés avec terrasse là-bas ça existe. Mais je crois qu’ils n’ont pas de terrasse, les terrasses c’est l’Europe. La discussion entre gens attablés, c’est l’Europe. Là-bas, c’est dans la rue que tu causes avec des gens, quand tu demandes ton chemin.
- Aller écouter Jeff Beck dans les pizzérias de Chicago, parce que les jazzmen ne gagnent pas leur pain en enregistrant des disques. Ils n’ont pas de statut d’intermittent. C’est leur Label qui prend soin d’eux quand ils ont la côte et qu’ils vendent assez pour être estimés.
- Bien sûr manger des plats de haricots rouges à la Nouvelle Orléans. Et « teaser » toute la nuit en écoutant des orchestres de rue, avec le fabuleux cor à pistons, le trombone, des improvisations lourdingues et pépites de foire, où tu joues comme tu te marres, où tu peux forcer le trait, où tu peux pleurer en soufflant dans une trompette en si bémol, où tu peux tirer en te déhanchant toutes les larmes du désespoir.
- Partir sur la côte de la Floride pour manger des oranges en matant le soleil couchant, quelques nuits avant la prochaine tornade.
- Te coucher sur le sable du Nevada. Te coucher sous la lune et les statues géantes du Burning Man, voir ta vie flamber comme un millier de bazars d’étoiles, faire le bilan de tes souvenirs et raturer tous les mauvais, être un silex, être un vélo monocycle à la surface du désert, être un spasme de marionnette dans un vent de sable, être un mateur tout nu qui fouette les fesses des passants avec des tiges en bigoudis, être pour quelques jours un parfait déjanté oublié de tous, un déjanté sans amis, un déjanté sans famille, être un insecte aux antennes si sensibles, être un insecte aux pas très lents, minutieux, être un œil minutieux, être une fulgurance et puis c’est fini, dormir sur un lac mouvant de petits scorpions transparents.
- Me rendre dans les pays froids du Dakota, revoir tous les films du Dakota, m’enfermer dans une salle de cinéma. Rouler toute la nuit sur la neige, être envahi de neige, de flocons dans le ventre et la bouche.
- Relire Blankets, relire Habibi, repenser aux mains de Craig Thompson, les mains courbaturées, les doigts qui commencent à manquer.
- Savourer les collines indéfendables de San Francisco, le grand pont rouge, relire La Naissance d’un pont. Chercher les vagues agitées dans les heures ventées de la nuit, se jeter dans l’eau glaciale de la West Coast. Marcher le long des camping-caristes, parler avec les nomades, boire un verre avec eux, chuchoter dans la nuit, avec ceux qui vivent dans leur voiture et regardent Netflix sur leur portable pour trouver le sommeil et l’oubli.
- S’aventurer dans les plaines du Mississipi. Repenser aux actes racistes, aux incivilités effroyables, au rejet, aux mauvaises rencontres. Relire le récit de Eddy L. Harris qui vit maintenant totalement isolé dans un village de Charente, après avoir parcouru en canoë des milliers de kilomètres sur le Mississipi.
- Oublier sa propre existence en louant une vieille moto et rouler jour et nuit sur la Route 66, juste pour trembler en repensant aux premières roulottes, aux nomades de l’existence, aux fugueurs des années 70, aux amoureux de la route pour la route, aux out landers, aux strangers de partout, à Bonnie et Clyde Barrow.
On frappe à la porte. J’ai du mal à comprendre comment ça a pu arriver. Illico je regarde ma chaîne, la luminette rouge, minuscule, tout est éteint, secret, parqué, tout est vide de sons chez moi.
Il se redresse, tangue un peu sous la fatigue, se rattrape au chambranle, ouvre en grand, sans aucune précaution.
La fille est là. La vision détonne tellement qu’il en reste bouche bée, mi-étourdi mi-effrayé. Elle se tient face à lui, le visage placardé de taches rouges, essoufflée, prête à défaillir. Un enfant presque entièrement dénudé dans les bras.
Il la tire à l’intérieur, ferme immédiatement la porte, tire les verrous. Tu fais quoi là ? comment t’as trouvé où j’habitais ? ça va ? qu’est-ce qui se passe ? Toutes les questions qu’il ne pose pas. Lui intime de s’asseoir, va chercher une tasse de café. Ramène une couette pour le mioche. Va chercher un verre d’eau. Remonte le radiateur. Ferme les rideaux. Qu’est-ce qui se passe ? Parle-moi. Parle-moi. Raconte-moi quelque chose. Raconte-moi n’importe quoi. Tu veux aller où ?
j’étais partie dans son rêve et puis…
Merci beaucoup Brigitte !! Oui je crée des raccords entre chaque proposition, qui suivent finalement une intrigue commune… C’est une forme d’acrobatie, mais d’emblée les idées en deviennent finalement plus tendues, soudées… C’est étrange comment l’esprit s’adapte et s’enrichit des contraintes… Belle soirée à vous !!
Me suis laissée happée par les rythmes, les décrochages. Instants de vies singuliers, rugueux.
Merci infiniment Louise, je vais découvrir vos propositions avec grand enthousiasme !! A très vite et belle soirée surtout
Non, non, on n’a pas oublié Jenny-Clark, l’élégance contrebassiste, les rigolades avec Portal et Lubat. Mais là, ce qui m’accroche c’est votre rêveuse errance américaine qui passe par Eddy L. Harris. Cette femme au gamin doit bien avoir un rapport avec le reste de l’histoire, on cherche imagine invente : belle expérience de lecture. Merci.
Merci vivement Bernard, oui, c’est un grand grand musicien qui nous a quittés…. Et Lubat , sa gouaille extraordinaire, ça ne m’étonne pas… Je vais vous lire avec j’espère la même acuité qui fait tant plaisir ! Vous connaissez certainement l’album Usual Confusion… Belle soirée à vous !