Scène #1 :
102 063 ans av. JC, journée après la saison chaude et sèche, fin de matinée
20° 23’ 60.054’’ S, 24°41’60.644’’ E, en bordure du grand lac de Makgadikgadi (aujourd’hui désert de sel, nord du Bostwana, Afrique)
Durée : 1 minute 18 secondes
Sifflement du vent dans les branches, les feuilles sèches bruissent d’un son métallique (bruit continu, peu d’amplitude, niveau sonore faible) / Clapotements du lac avec, de temps à autre, une vague plus grosse qui s’écrase sur un rocher, bruit de la petite masse d’eau qui claque (bruit discontinu et arythmique, peu d’amplitude, niveau sonore faible) / Grésillement de grillons continu d’origine indistincte dans la savane (bruit continu, peu d’amplitude, niveau sonore faible) / Bourdonnement, vols d’insectes permanents (bruit continu, peu d’amplitude, niveau sonore variable de faible à moyen) / Croassements lointains (en provenance de la forêt nord-ouest) mais distincts, trois séries de trois, pas de répétition (bruits rythmiques, peu d’amplitude, niveau sonore moyen) / Cris assez proches et stridents de primates (en provenance forêt nord), une seule série, semblables à des éclats de voix braillards (bruits momentanés, peu d’amplitude, niveau sonore fort) / Cliquetis pierre contre pierre (bruits continus et réguliers, phrases de longueurs variables, niveau sonore moyen), bruits accompagnés de quelques râles, essoufflements, murmures (niveau sonore faible) / Rugissement proche d’un fauve, un seul élan, suivi de grognements de moins en moins forts (bruits momentanés, amplitude moyenne, niveau sonore très élevé à moyen), fait suite une interruption partielle des bruits sus-cités (mis à part le sifflement du vent et le clapot du lac).
Le lion n’était pas d’humeur, le tailleur de bifaces pouvait finir son oeuvre.
Scène #2 :
5 octobre 1568 (nouveau calendrier grégorien), peu avant le coucher du soleil
44° 29′ 51.992″ N, 4° 47′ 50.013″ E, maison de paysan dans le village d’Allan
(aujourd’hui en Drôme provençale, France, Europe)
Durée : 1minute 26 secondes
Bruits extérieurs à la pièce de vaches qui meuglent paisiblement (bruits répétitifs, amplitude moyenne, niveau sonore faible) / Averses et orages de pluie à l’extérieur, bruits de l’eau qui tombe, d’un ruisseau qui coule (bruits continus, amplitude faible, niveau sonore moyen) / Bruits des draps et de la literie qui se froissent, qu’on plie et qu’on déplie, frottements (bruits répétitifs, amplitude faible, niveau sonore moyen) / Personnes qui se déplacent dans une pièce, bruits de chaises qu’on déplace, bruits de pas parfois précipités (bruits répétitifs et discontinus, amplitude élevée, niveau sonore fort) / Dialogues entre personnes, voix autoritaire et directive, réponses feutrées (bruits discontinus, amplitude moyenne, niveau sonore moyen à faible) / Bruit conjugué de tintements métalliques et d’eau qu’on essore (dans une bassine) (bruit discontinus, amplitude faible, niveau sonore faible) / Voix apaisante et faible mêlant encouragements, assurances et psalmodies (bruit continu, amplitude faible, niveau sonore faible) / Cris soudains, accompagnés de pleurs, de grognements, bruits de respiration forcée, essoufflements, même voix (bruits momentanés, amplitude élevée, niveau sonore fort) / Exhortations, encouragements, directives (bruit momentané, amplitude élevée, niveau sonore fort) / Silence momentané, trois secondes, seuls les bruits extérieurs subsistent / Cri d’un nouveau-né, pleurs de bébé (voix unique) accompagné d’autres cris (voix multiples) d’exultation (bruit momentané, amplitude élevée, niveau sonore élevé)
C’était un garçon. Un petit homme dont la mission première allait être de survivre.
Scène #3 :
11 septembre 2001, 8h46mn (heure locale)
40° 42′ 42.796″ N, 74° 0′ 44. 788’’ W, World Trade Center, Tour nord, 82ème étage
(New York, États-Unis, Amérique)
Durée : 56 secondes
Cliquetis incessant d’une imprimante qui noircit des feuilles blanches (bruit continu, peu d’amplitude, niveau sonore faible) / Roulement des chaises mobiles derrière les bureaux dans un va-et-vient incessant (bruit continu, amplitude faible, niveau sonore faible) / Sonnerie distincte monotonique d’un ascenseur qui arrive avant que ses portes coulissantes ne s’ouvrent (bruit discontinu de fréquence variable, aucune amplitude, niveau sonore moyen) / Bribes de conversations sans possibilité d’en distinguer le sens fondues dans un brouhaha diffus (bruit continu, amplitude moyenne, niveau sonore moyen) / Éclats de rires, voix féminine, suivis d’une tentative d’en dissimuler la puissance, cinq secondes (bruit isolé, beaucoup d’amplitude, niveau sonore fort à moyen) / Voix masculine puissante, vocifération (au téléphone sans aucun doute), insultes d’ordre léger, quatre secondes (bruit isolé, peu d’amplitude, niveau sonore fort) / Musique (God save the Queen des Sex-Pistols) s’échappant d’un casque audio (ou d’écouteurs), trois secondes (bruit momentané, amplitude moyenne, niveau sonore faible) / Bande son d’une publicité télévisée vantant les mérites de céréales chocolatées, un enfant chante un air entraînant, deux secondes (bruit momentané, amplitude moyenne, niveau sonore moyen) / Explosion de tout l’environnement (bruit soudain, amplitude maximale, niveau sonore maximal).
L’explosion a tout déchiré. Le temps, l’espace, la lumière, l’air, le silence de l’ordinaire, le goût du quotidien.
Très cinématographique, en effet.
Merci pour ce texte très bien écrit !
Merci. On se rend compte qu’on a besoin d’une image pour vivre une scène, qu’un son nourrit une image mais pas le contraire…
quelle richesse.. magnifique
j’y reviendrai comme au puits pour y chercher de l’eau !
merci JLuc
Ô merci. Très touché.
J’aime beaucoup cette proximité littéraire (dans le temps c’est quand même très loin) de vie, naissance et mort. Par l’évocation sonore et sa transcription en mots. C’est beau.
Merci. En fait, je ne m’étais pas rendu compte de ce triptyque vie, naissance, mort. Beau, donc, mais inconsciemment…
Ce triptyque est fascinant. A partir du son, le sens du toucher est également sollicité, on a l’impression de palper ces trois environnements si différents. J’aime particulièrement le premier volet, la tension qui monte, la peur qui envahit le lecteur, que va-t-il se passer… et puis le lion n’était pas d’humeur. Cela fait un contraste intéressant avec le troisième dont le titre nous fait d’emblée connaître le dénouement. Le deuxième, d’apparence plus feutrée, n’est que le début d’une grande lutte. Et j’aime également beaucoup la mise en scène du texte, la transformation de la froideur des indications scientifiques (époque, coordonnées) en une grande sensualité, tenue à distance mais aussi soulignée, cinématographiquement, par les indications de volume entre parenthèses. L’ensemble est très réussi.
Merci Laure. L’idée était de livrer nombre de détails pour tenter de saisir un instantané. Merci pour ta lecture et ton retour.
Oui, ça fait très littérature américaine à la Don De Lillo ou Brett Easton Ellis.
Merci Marion. J’aime vraiment ce pan de la littérature nord-américaine. D’où une possible inspiration ?