Le voyageur dépasse les lisières de sa carte géographique, il ne s’aperçoit de rien, il continue à marcher, il marche encore longtemps avant d’atteindre les premières maisons. Il est habité d’un fort désir de rencontrer les habitants, d’être accueilli, nourri, réconforté, mais rien n’arrive. Nul ne se manifeste, ne vient à sa rencontre. Le lieu semble vide d’âmes et la nuit est en train de tomber. Il y a l’indicible fatigue qui s’est accumulée dans ses muscles au cours de ses journées de voyage – combien de jours, on ne sait pas –, sans véritable repos sinon de brefs endormissements sur une couche d’herbe ou dans un abri de fortune, et il y a ce sentiment de solitude qui s’est enraciné en lui depuis qu’il a laissé en arrière toute sa vie – sa première vie. Ses camarades lui manquent – au fait que sont-ils devenus ? se sont-ils embarqués pour un autre continent ainsi qu’ils l’avaient annoncé ? Les contours de sa vie précédente encore vivaces le tourmentent alors que le noir gagne en intensité. De longues nappes d’ombre circulent en altitude et aspirent les lumières rouges persistant au-dessus de la mer, un spectacle d’une rare beauté qu’il observe, assis sur un muret. Et puis l’obscurité prend davantage le dessus, les premières étoiles s’annoncent, le silence devient fascinant. Le sentiment de solitude exerce son étau puissant sur son corps et son crâne.
Silence. Absence de bruits humains.
Silence dans son cœur entraînant une certaine forme de frayeur, et même de désespoir. Silence relié à son extrême solitude. Bien qu’épuisé il se reprend, rassemble ce qu’il lui reste de force, se met à écouter le souffle de cette nuit peuplée d’animations imperceptibles, de vibrations, palpitations, respirations, bondissements, frissons de bêtes endormies dans le pré, piaulements, criaillements, soupirs oniriques, scansions, consumations, impulsions, pressions des brises, battement léger des frondaisons, énervements infimes de la matière inerte, par exemple minuscules affaissements ou soulèvements des couches superficielles de la terre sous l’effet des variations de température, chute de pierres dans l’herbe ou de fragments de crépi, particules d’éboulis atteignant leur point d’équilibre brusquement entraînées par la gravité, effondrements internes entraînant des ondes de choc capables de rebondir contre le noyau en fusion au profond. Et puis, au fil de son observation des sons et bruits tapissant la nuit, il lui semble percevoir le lointain grondement des courants marins – comme une voix, une note grave majeure d’une amplitude incomparable –, accompagné par le ressac incessant sur le sable des plages, le bouillonnement des brisants, les énergies complémentaires de l’aller et du retrait, et aussi d’autres aspirations liquides dans les mares et les fossés, bondissements de certaines créatures, courses discrètes et mises en alerte de la renarde rouge, scintillement de prunelles fauves, froissements d’ailes, murmures à la limite de la perception. Et même qu’à prolonger encore le temps d’écoute jusqu’à l’endormissement, s’ajoutent de nouvelles tessitures et perceptions inattendues comme des plaintes, des cris stridents, des chuchotements provenant des murs habités, des tremblements de sol accompagnant le souffle océanique et la morsure perpétuelle qu’il inflige aux rives et aux falaises. Quand il lâche enfin prise, une toile infinie s’est dessinée dans l’espace de sa nuit.
Codicille : Ai choisi de me relier au cycle 'Faire un livre' en investissant mon Voyageur... ai fouillé sa nuit, sa toute première nuit quand il arrive "quelque part", dans ce village au-delà des frontières de la carte Espère pouvoir utiliser ce fragment à cet endroit du récit (ou un autre)
J’avais en mémoire le « quelqu’un part », et je le retrouve ce voyageur, en quête d’altérité, attentif à cet environnement qui l’observe et lui parle doucement.
merci Xavier pour avoir laissé trace de ton passage…
avec le sentiment toujours que ces fragments sont offerts à l’enrichissement et au travail encore et encore…
J’aime cette voix de la solitude qui se confond avec celle de la Terre, ce silence bavard à en être assourdissant. Enfin, c’est comme ça que l’ai entendu… Merci pour ce bon moment.
c’est vrai qu’à s’arrêter et à écouter la nuit, on rentre dans la matière des sons et on ne cesse de découvrir de nouveaux éléments surprenants… mais c’était le jeu de la proposition n’est-ce pas ?
(je vais essayer d’intégrer cette recherche à mon travail Faire un livre, mais sûrement plus tard, pour le moment pas vraiment le temps)
en tout cas merci d’être passé par là et bien heureuse d’avoir croisé ton écriture…