Anonymes, certains le sont restés, d’autres identifiés, Joseph Eckner, Joe Curtis, le troisième en partant de la droite… Aller sur place, voir les buildings, prendre un ascenseur, au 69éme étage, mesurer le vide, la raison y renonce, la vie s’inscrit autrement, pas le budget, pas l’anglais qu’il faut pour ne pas être ridicule, et l’énergie … l’énergie, elle rétropédale. Il aime bien ce mot, rétropédale, sa sonorité, rétropédalage. Non pas que l’envie lui ait fait faux bond, elle a fourmillé jusqu’à l’insupportable, jusqu’à l’insomnie, jusqu’à l’obsession, jusqu’à le rendre malade. Non pas qu’elle ait battu pavillon, qu’elle se soit effacée d’un coup de gomme, elle s’est prise pour un fleuve, a charrié des eaux, décapé des artères, et l’a laissé tremblant, lui, au pied du barrage. Non pas qu’elle se soit heurtée sans protester aux vannes fermées, pas sans rager, enrager, se coltinant les barrières et les panneaux NON qu’on a brandis, interdit, pas pour toi, trop cher, trop loin, trop fou, irréaliste, impossible. On le lui a dit et répété, on lui a énuméré toutes les conditions qu’il ne remplissait pas, on lui a assuré que de toute façon, il serait déçu une fois là-bas, qu’il faisait la courses aux illusions, que ce n’était qu’une fichue idée fixe de gosse, on l’a ridiculisé quand il a dévoilé le montant de ses économies, à peine de quoi financer ton passeport ah ah ah, on a ri, on a exagéré pour le décourager, pour que l’eau se retire et aille couler ailleurs, on a mis en avant ses peurs, de tout et de rien. Il a repoussé, peut-être plus tard, il a remis le projet à des temps meilleurs, où l’argent rentrerait mieux, où prendre l’avion ne serait pas un problème. L’envie, elle a tellement frappé, cogné, qu’il est devenu Joe, à force de parler de Joe, celui des onze qu’il a le plus évoqué, Joe Curtis. Ce n’est pas qu’il n’aime pas son prénom, mais Joe s’est imposé. Certains lui disent qu’il radote avec sa poutrelle, sa photo culte et Manhattan en-dessous. Il s’en fiche pas mal. Un ressassement peut-être, mais une nourriture qui l’aide à vivre et à tenir debout. Son vrai nom c’est André, il le sait, quelque part au fond de lui, il le sait. Non, il le dénigre pas, ce prénom qu’on a choisi pour lui, non il ne dira jamais qu’il ne l’aime pas et il ne le trouve pas laid, mais Joe lui a donné d’autres contreforts. Joe a du style, Joe lui va bien, Joe fait pansement. Il ne renie pas ses origines et la Belgique donne à ses rêveries une cadence particulière.
J’aime beaucoup votre écriture
Un grand merci pour votre commentaire, Catherine.